D’ailleurs, il n’a que dix-sept ans.
Il lit toujours assidûment les Mille et Une Nuits ; sait par cœur l’histoire d’Aladdin et signe à présent ses lettres :
« ATHMAN
OU LA LAMPE MERVEILLEUSE. »
Jammes me donne sa canne. Elle est en bois de fer et vient des « Îles » ; elle amuse les enfants d’ici parce qu’une tête de lévrier la termine ; elle est polie comme le jade, et pourtant si grossière qu’on la dirait faite au couteau. Je n’ai jamais rien vu de si bizarre. Le long du bois, des vers en lettres majuscules, dont ceux-ci :
« Un écureuil avait une
Rose à la bouche, un âne
Le traita de fou. »
et ceux-ci, qu’il mettait en tête de ses lettres :
« Une abeille sommeille
Aux bruyères de mon cœur. »
Touggourt, 7 avril.
On décore aujourd’hui un puisatier arabe.
Avant les compagnies de forages et de puits artésiens, les Arabes avaient des puisatiers. Il faut parfois chercher l’eau jaillissante jusqu’à 70 et même 80 mètres sous le sol. Des hommes y descendent.
On les a dressés jeunes à ce pénible métier, mais beaucoup y meurent. Il faut traverser trois couches de terre et deux couches d’eau – la première stagnante, la seconde simplement ascendante, pour arriver enfin à cette dernière couche jaillissante. L’eau sourd alors, parfois admirablement claire, abondante, mais presque toujours chargée de soude et de magnésie. L’effort de ces puisatiers plongeurs, pour travailler sous l’eau, est inimaginable ; celui-ci était des plus vaillants, disait-on. Il s’agit de créer un puits, un couloir, au milieu de l’eau, où l’eau ne puisse pénétrer, dans lequel travailler, creuser encore, et cela par deux fois, à travers ces deux couches liquides, établir un conduit pour l’eau claire qui doit, sans se souiller, s’élancer à travers l’eau stagnante.
Le jour même, dans un de ces puits quadrangulaires et formés de troncs de palmiers, nous avons vu descendre un homme, suspendu à une corde – à 60 mètres de profondeur – pour réparer une avarie.
Donc, on a décoré le puisatier arabe ; au soir, il est devenu fou.
La couche d’eau stagnante, à Touggourt, est presque affleurante. Ce ne sont plus les belles eaux courantes de Chetma ou les canaux mobiles de Biskra, ce sont des fossés croupissants, puants, pleins de sales herbes, une rivière aussi traverse pourtant l’oasis, sagement divisée pour les palmes. Au fond parmi les herbes, glissent des serpents d’eau.
L’oasis est cernée par les sables ; hier, une tempête effarante les soulevait. L’horizon semblait se replier vers nous ainsi qu’une couverture qu’on ramène ; on ne pouvait y voir, à peine pouvait-on respirer.
Il y a, non loin de la ville, un misérable cimetière que le sable lentement envahit ; on y distingue encore quelques tombes.
Dans le désert, l’idée de la mort vous poursuit ; chose admirable, elle n’y est pas triste. À Biskra, derrière le vieux fort, au centre même de l’oasis, les pluies ont raviné l’ancien cimetière, et, comme les morts sont ensevelis directement dans la terre, les ossements défaits y sont, à certains endroits, aussi abondants que des cailloux.
La tempête de sable a duré jusqu’au soir ; au coucher du soleil, nous sommes montés au minaret : Les palmiers étaient ternes et la ville haletait sous un ciel couleur de cendres.
Un immense vent venait de l’est comme un souffle de malédiction divine qu’eussent annoncé des prophètes. Et dans cette désolation, nous vîmes une caravane s’éloigner.
Les Ouled{6} dansent ici mieux qu’à Biskra, et sont plus belles ; ce n’est même qu’ici que je les ai vues bien danser. Nous sommes revenus, non lassés, vers cette danse grave et traînante, presque toute des bras et des poignets, très décente, – étourdis, presque exténués par cette musique obstinée, rapide, fuyante, entêtante, qui porte à l’extase, et qui ne se tait pas quand on la quitte, et qui m’obsède encore certains soirs, à la manière même du désert.
Cette nuit, j’aurais voulu la passer sur la place où ces caravanes campaient. Des feux de broussailles veillaient ; autour, des Arabes causaient à voix basse ; d’autres chantaient ; ils ont chanté toute la nuit.
Athman me raconte l’histoire de la femme d’Urie.
Selon la tradition arabe, c’est en poursuivant une colombe d’or de salle en salle, dans son palais, que David, qu’il appelle Daoud, parvint enfin à cette terrasse supérieure d’où l’on pouvait voir Bethsabé.
Athman raconte : « … le Juif lui dit que Moïse avait raison et que Dieu amènerait à lui, d’abord les Juifs, et puis les Arabes, et peut-être même les chrétiens. Le chrétien lui dit que le Christ avait raison et que Dieu prendrait à lui les chrétiens, mais les Arabes aussi et même les Juifs. L’Arabe lui dit que Mohammed avait raison et que Dieu prendrait dans son paradis les Arabes, mais qu’il fermerait la porte aux Juifs et aux chrétiens qui ne se seraient pas convertis. Et quand il eut entendu tous les trois, il se dépêcha de se faire musulman. »
Les chrétiens ont le droit d’ancienneté sur eux. Ils disent, ou tout au moins se plaisent à me dire, qu’un chrétien, s’il prononce avant de mourir la formule du Credo de l’Islam : « Dieu est Dieu, Mohammed est son prophète », entre avant un Arabe au Paradis.
– Les Roumis, disent-ils encore, nous sont supérieurs en bien des choses ; mais ils ont toujours peur de la mort.
Touggourt, 9 avril.
Arabes campés sur la place, feux qui s’allument ; fumée presque invisible dans le soir. Nous étions au haut de la mosquée quand le muezzin est monté chanter l’appel à la prière.
Le soleil se couchait comme pour toujours sur l’interminable plaine exténuée. Le sable, depuis longtemps pâle, est devenu plus sombre que le ciel.
Nous avions souffert tout le jour du soleil et la fraîcheur du soir nous était délectable. Des enfants jouaient sur la place, et des chiens aboyaient sur les terrasses des maisons. La voix du muezzin emplissait au-dessus de nous la petite coupole qui surmonte le minaret ; elle semblait, prolongée sur une note unique, un retentissement de bourdon ; puis elle s’arrêtait, subite, et laissait un vide dans l’air.
À cause de l’extraordinaire sécheresse, tout le bétail est mort cette année, et la viande est devenue si rare qu’on est réduit à manger du chameau.
En sortant de la ville on voit, sous un petit toit de palmes sèches, une de ces énormes bêtes dépecées, de chair violette et que couvrent les mouches dès qu’on cesse de les chasser. Les mouches, dans ces pays, sont nombreuses comme la postérité d’Abraham. Elles pondent leurs œufs sur des charognes abandonnées, moutons, chevaux ou chameaux qu’on laisse pourrir au soleil ; larves, elles s’y nourrissent en liberté, puis, transformées, par essaims, par hordes, gagnent les villes. On les avale, on les respire, on en est chatouillé, excédé, obscurci ; les murs en vibrent, les étalages des bouchers et des épiciers en crépitent. À Touggourt, les marchands, avec de petits balais de palmes, tâchent de les renvoyer au voisin. À Kairouan, il y en a tant que le mieux est de les laisser.
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