Les marchands ne les chassent plus que lorsqu’un chaland demande à voir la marchandise. Notre voiture, en arrivant, était enveloppée d’un nuage. À l’hôtel, les assiettes et les verres étaient préservés par des couvercles de métal qu’on n’enlevait, qu’on ne soulevait que précisément pour manger ou pour boire.
M’Reyer, 11 avril.
Chotts prestigieux liserés de mirages ; – du haut d’une colline sablonneuse, après l’immense étendue du désert, on pense : « Tiens ! la mer ! » Une vaste mer bleue avec des esquifs et des îles, une mer qu’on espère profonde, et notre âme en est rafraîchie ! – On approche, on touche le bord, et ce bleu brusquement disparaît – qui n’était qu’un reflet du ciel sur une surface salée, brûlante aux pieds, douloureuse aux regards, qui cède sous les pas, fragile, mince croûte d’une mer de mouvante boue où s’engloutissent des caravanes.
À ce dîner d’officiers, le major à côté de moi me parle du Sud. Pendant longtemps, il avait vécu à Ouargla ; il venait même d’El-Goléah et se souvenait de la marche des soldats dans le sable. Souvent, dans ces sables mouvants, brûlants et vibrants de soleil, une sorte de vertige particulier les prenait à sentir sans cesse, sous les pieds nus, le sol mollir ; même arrêtés, debout, le chancellement continue et le sol semble encore fuir. Parfois alors on rencontrait, au milieu des pénibles sables, un étroit filon de calcaire, je ne sais quoi d’aggloméré, de dur, juste assez large pour que chaque soldat tour à tour y posât un instant ses deux pieds et se reprît quelques instants sur cette étroite résistance.
Pour punir un soldat, on le fait « suivre ». Marcher en queue de troupe est tuant ; ceux de devant ne peuvent s’inquiéter des retardataires ; il s’en égrène ainsi parfois… qui chancellent, tombent, sont avalés par le désert. Les derniers courent dans l’étouffante poussière qu’a soulevée la troupe, et sur cette terre si molle, plus molle encore d’avoir été foulée par tous les autres. Si quelqu’un perd pied, c’est fini ; il regarde les autres s’éloigner et repose ; les oiseaux qui volent derrière le bataillon en marche, s’arrêtent, attendent, – puis approchent.
Dans ce sable, souvent des cristaux de gypse, débris de « fer de lances », luisent à la façon du mica. Sur la route de Droh, nous avons trouvé des pierres qui, brisées, se montraient à l’intérieur transparentes et comme vides.
Sur la route d’El Oued, nous avons cueilli de ces étranges fleurs minérales, qu’on nomme « roses du Souf » et qui sont, grises comme lui, un peu de sable conglutiné.
Biskra.
Les sons du tambour nègre nous attirent. Musique nègre ! que de fois je l’entendis l’an passé ! Que de fois je me suis levé pour la suivre ! Pas de tons, du rythme ; aucun instrument mélodique, rien que des instruments de heurt ; tambours longs, tam-tams et crotales…
« Florentes ferulas et grandia lilia quassens », crotales, qui font entre leurs mains le bruit d’une averse claquante. À trois, ils exécutent de véritables morceaux de rythme ; rythme impair, bizarrement haché de syncopes, qui affole et provoque tous les bondissements de la chair. Ce sont eux les musiciens des cérémonies funèbres, joyeuses, religieuses ; je les ai vus, dans les cimetières, soutenir l’ivresse des pleureuses ; dans une mosquée de Kairouan, exaspérer la folie mystique des Aïssaouas ; je les ai vus scander la danse des bâtons et les danses sacrées, dans la petite mosquée de Sidi-Maleck ; et j’étais toujours seul Français à les voir. Je ne sais où vont les touristes ; je pense que des guides attitrés leur préparent une Afrique de choix, pour débarrasser des importuns les Arabes amis du secret et de la tranquillité, car je n’en rencontrai jamais près d’une chose intéressante ni même, et fort heureusement, que rarement dans les anciens villages de l’oasis, où je retournais chaque jour et finissais par ne plus rien effaroucher. Pourtant, les hôtels sont pleins de voyageurs ; mais ils tombent sous les lacs de guides charlatans, et paient très cher les cérémonies falsifiées qu’on leur joue.
Il n’y avait pas un Français non plus, l’an dernier, à cette extraordinaire fête nocturne où j’assistai presque par hasard, appelé par le seul bruit du tam-tam et par les ululements des femmes. La fête était dans le village nègre ; un cortège dansant de femmes et de musiciens montait la grande rue, précédant des porteurs de torche et un groupe d’enfants qui riaient et menaient par les cornes un grand bouc tout noir, couvert de bijoux et d’étoffes. Il avait des bracelets aux cornes, un énorme anneau d’argent dans les narines ; il avait des colliers au cou ; il était revêtu d’une loque de soie cramoisie. Dans la foule qui suivait, j’ai reconnu le grand Ashour ; il m’expliqua que ce bouc allait être égorgé dans la nuit pour porter bonheur au village ; auparavant, on le promenait dans les rues, afin que les mauvais esprits des maisons, qui se tiennent au pas des portes, entrassent en lui et disparussent.
Musique nègre ! que de fois, loin de l’Afrique, j’ai cru t’entendre, et subitement se recréait autour de toi tout le Sud ; à Rome encore, via Gregoriana, lorsque les lourds camions, descendant au petit matin, me réveillaient. Aux rebonds sourds sur les pavés, encore sommeillant je pouvais un instant me méprendre – puis me désoler longuement.
Nous l’entendîmes ce matin, la musique nègre, mais ce n’était point pour une fête ordinaire. Ils jouaient dans la cour intérieure d’une maison particulière, et des hommes, sur le seuil, voulurent d’abord nous repousser ; mais quelques Arabes me reconnurent et protégèrent notre entrée. Je fus étonné, dès l’abord, par la grande quantité de femmes juives là rassemblées, très belles et richement vêtues. La cour était pleine ; à peine un espace restait-il au milieu pour la danse. On étouffait de poussière et de chaleur. Un grand rayon tombait de la baie supérieure, par où, comme d’un balcon, les grappes d’enfants se penchaient.
L’escalier montant à la terrasse était aussi couvert de monde ; tous attentifs comme nous le devînmes bientôt. Au centre de la cour était un grand bassin de cuivre, plein d’eau. Trois femmes se sont levées, trois Arabes ; elles ont dépouillé leurs vêtements de dessus, pour la danse, ont défait leurs cheveux devant le bassin, puis, s’inclinant, les ont répandus sur l’eau. La musique, déjà très forte, s’est gonflée ; laissant leurs cheveux trempés s’égoutter sur elles, elles ont commencé à danser ; c’était une danse sauvage, forcenée et dont, à qui ne l’a point vue, rien ne saurait donner l’idée. Une vieille négresse y présidait, qui sautait autour du bassin, et, tenant un bâton d’une main, en frappait par moments les bords. On nous apprit ensuite, ce que nous commencions de comprendre, que toutes les femmes qui dansaient ce jour-là (et parfois, tant elles sont nombreuses, ces deux jours) étaient, tant Juives qu’Arabes, des malades démoniaques.
Chacune à son tour payait pour avoir droit de danse. Cette vieille négresse au bâton était une sorcière renommée, qui connaissait les exorcismes ; agitant l’eau du bassin, elle invitait à s’y plonger chaque démon qui, du coup, délivrait la femme.
Celle qui nous redit tout cela était la belle juive Goumarr’ha, qui n’en parlait pas volontiers par reste de croyance et demi-honte d’avouer qu’elle aussi, l’an dernier, le corps horriblement travaillé d’hystérie, elle avait pris part à la ronde « espérant y trouver un soulagement à ses maux ».
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