Mais, après, elle avait été bien plus malade, et son mari, apprenant qu’elle avait dansé à cette fête de sorcières, l’avait battue trois jours durant pour la guérir.

… La danse s’animait ; les femmes hagardes, éperdues, cherchant l’inconscience de la chair, ou mieux la perte de sentiment, parvenaient à la crise où, leur corps échappant à toute autorité de leur esprit, l’exorcisme peut opérer. Après cette instante fatigue, suant, mourant, dans l’accablement qui suit la crise, elles trouveraient peut-être un repos.

À présent, elles sont agenouillées devant le bassin ; leurs mains crispées à ses bords, et leurs corps battant de droite à gauche, d’avant en arrière, vélocement, comme un furieux balancier ; leurs cheveux fouettent l’eau, puis éclaboussent les épaules ; à chaque coup de reins elles poussent un cri grave comme celui des bûcherons qui sapent ; puis, brusquement, s’écroulent en arrière comme si elles tombaient du haut-mal, l’écume aux lèvres et les mains tordues. Le mauvais esprit les a quittées.

La sorcière alors les prend, les étend, les essuie, les frotte, les étire, et, comme on fait pour l’hystérie, les saisissant par les poignets et les redressant à demi, leur presse du pied ou du genou le bas-ventre. Il en est passé ce jour-là, nous a-t-on dit, plus de soixante. Les premières se tordaient encore, que d’autres s’élançaient déjà. Une était petite et bossue, vêtue d’une gandourah verte et jaune. Elle sautait comme la fée de je ne sais plus quel conte. Ses cheveux noirs de feu la couvraient tout entière.

… Des Juives aussi ont dansé. Elles ont bondi désordonnément comme des tontons en délire ; elles n’ont fait qu’un saut pour retomber aussitôt, éperdues. D’autres étaient plus résistantes, mais leur folie nous gagnait ; nous nous sommes enfuis, n’y pouvant plus tenir.

 

Biskra.

– Qui a inventé la musique ? demande Athman. Je lui réponds : Des musiciens. Il n’est pas satisfait ; il insiste. Je réponds gravement que c’est Dieu.

– Non, dit-il aussitôt, c’est le diable.

Et il m’explique que pour les Arabes, tous les instruments de musique sont des instruments de l’enfer, excepté la viole à deux cordes, dont je n’ai pu retenir le nom, au manche très long et dont la caisse d’harmonie est faite d’une tortue vidée. De celle-là jouent, avec un petit archet, et s’accompagnent les chanteurs des places, les poètes, les prophètes et les conteurs, et parfois si suavement que, dit Athman, une porte du ciel semble s’ouvrir.

Ces chanteurs, ces poètes m’intriguent. Que chantent-ils ? Et les gardeurs de chèvres en dialoguant avec la flûte ? Et Sadeck avec sa guzla{7} ? Et Athman lui-même, seul, ou avec Ahmed, chacun sur son cheval, à Touggourt ? J’écoute, mais ne peux distinguer un seul mot. Athman, que je questionne, répond : « Mais non, ce ne sont pas des phrases ; – c’est de la poésie, simplement ! » – À force d’insister, je parviens, ces derniers jours, à lui faire transcrire et traduire quelques-uns de ces chants. Ce sont eux que chantent les chanteurs des places, assis à terre, ou sur le seuil d’un café, et qu’un groupe d’Arabes silencieux qui les entoure écoute, ou qu’ils se chantent à eux-mêmes, dans la solitude des longues marches. Je ne sais s’ils plairont à qui ne connaît pas le pays ; à peine si j’ose dire que je les trouve très beaux et que je crois la tradition orale de cette poésie arabe, ancienne et moderne, digne d’occuper le folklore. Voici deux de ces chants ; je les donne ici tels qu’Athman me les a donnés, n’en corrigeant que l’orthographe :

I

Deux ans j’ai cessé de faire l’amour et j’ai dit être religieux.

J’ai fait mon voyage dans le Nord ; j’ai trouvé dans la fête, Baya…

Elle a mis le peigne et les boucles d’oreilles.

Et le poignard, avec la glace…

Ses cheveux tombent de tous côtés,

Pesés avec de l’or, bien arrangés.

Personne ne peut l’acheter.

Rien qu’elle ou moi…

– Les filles ont demandé quelques pièces –

Et moi, faible (je suis pauvre),

Demain je vendrai quelques moutons

Pour les belles avec leurs bagues soignées.

II

Aujourd’hui, en passant elle s’est détournée ;

Avec une ceinture d’or, les franges sur les cuisses, pendantes –

– Ce qui me fait souffrir, c’est sa propre robe blanche –

Je passerai toute la nuit en courant,

Et c’est moi qui fais aboyer ses chiens{8}.

Si Rhamadan{9} était un homme,

Moi-même je lui casserais les genoux,

Mais Rhamadan est venu de Dieu,

Moi et toi acceptons ses souffrances.

De Biskra à Touggourt

DÉCEMBRE 1900

pour M. A. G.

 

Je recopie ici, je ne sais pour qui d’autre que vous, ces notes à demi effacées. C’est pour vous que je les écrivis dans l’interminable ennui de la route, après que je vous eus laissée à Biskra. Cette espèce de char-à-bancs, qui fait en quatre jours le service de poste entre Biskra et Touggourt, passe devant l’hôtel bien avant l’aube. Je revois votre adieu, sur la terrasse, dans la nuit…

I

Mardi, 5 heures.

Dans l’oasis encore. – Une clarté douce, si pâle que la clarté déjà paraît ombre et l’ombre semble profondeur. Un clair de lune matinal dans lequel va se fondre l’aube.

Cimetière au bord de la route – où les parents d’Athman reposent, sous la paix glaciale des nuits. Les tombes blanches des marabouts seules éclairent ; puis, indistinctement, les autres tombes, couleur de terre, mêlent leur poussière à la nuit. Des palmiers bordent le cimetière ; à leur pied, l’eau des séghias s’écaille sous la lune en passant. Aucun chant, aucun parfum, aucun murmure ; la grave poésie de ce lieu, de cette heure, est faite de mortel dénuement.

 

La route traverse le village. Tout dort. Dans les maisons d’argile gris de cendre, pas une lampe, pas un feu.

Vous souvient-il qu’à notre précédent voyage, à cette heure et à cet endroit, sur le mur effondré de la mosquée, un tout petit hibou miaulait, que ne dérangea pas notre approche, mais qui, sérieux, nous regarda le regarder.

 

Puis les derniers palmiers s’espacent ; et ce douteux rêve de vie qu’était la dormante oasis nous abandonne au désert, à la nuit, à la mort.

Pourtant, au loin, infiniment distants, quelques feux, trois ou quatre, – campement de nomades, haltes de caravanes.

Pas un nuage dans l’azur.