Si nous restons ici huit ou neuf mois, nous pouvons très bien en donner trois ou quatre à Paris. Cette vie est celle de gens qui nous valent bien, qui s’en contentent, s’en trouvent heureux et ne passent pas pour des imbéciles. Tu me rendras cette justice, mon enfant, que, depuis que tu as des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, tu ne m’as jamais entendu me plaindre, ni de la destinée, ni de l’injustice des choses, ni de personne.
– C’est bien vrai.
– Mais je puis le dire aujourd’hui : depuis longtemps à bout de forces, je me demandais si je ne tomberais pas en chemin : ces vingt dernières années de vie parisienne, de travail à outrance, de soucis, de privations, sans un jour de repos, sans une minute de détente, m’ont épuisé ; cependant, j’allais, simplement parce qu’il fallait aller, pour vous ; parce qu’avant de penser à soi, on pense aux siens. C’est ici que j’ai senti mon écrasement, par ma renaissance. Il faut donc que vous donniez à ma vieillesse la vie naturelle qui a manqué à mon âge viril, et c’est elle que je vous demande.
– Et tu ne doutes pas de la réponse, n’est-ce pas ?
– D’ailleurs, cette raison n’est pas la seule qui me retienne ici, j’en ai d’autres qui, précisément parce qu’elles ne sont pas personnelles, n’en sont que plus fortes. J’ai toujours pensé que la richesse impose des devoirs à ceux qui la détiennent et qu’on n’a pas le droit d’être riche rien que pour soi, pour son bien-être ou son plaisir. Sans avoir rien fait pour la mériter, du jour au lendemain, la fortune m’est tombée dans les mains ; eh bien ! maintenant il faut que je la gagne, et, pour cela, j’estime que le mieux est que je l’emploie à améliorer le sort des gens de ce pays, que j’aime, parce que j’y suis né.
Cette proposition lui fit regarder son père avec un étonnement où se lisait une assez vive inquiétude : qu’entendait-il donc par employer la fortune qui lui tombait aux mains à l’amélioration du sort des paysans d’Ourteau ?
Ce n’est pas impunément que dans une famille on s’habitue à voir critiquer le chef, discuter ses idées, mettre en doute son infaillibilité, contester son autorité et le rendre responsable de tout ce qui va mal dans la vie : le cas était le sien. Que de fois, depuis son enfance, avait-elle entendu sa mère prendre son père en pitié : « Certainement je ne te fais pas de reproches, mon ami. » Que de fois aussi, sa mère, s’adressant à elle, lui avait-elle dit : « Ton pauvre père ! » Cette compassion pas plus que ces blâmes discrets n’avaient amoindri sa tendresse pour lui : elle le chérissait, elle l’aimait, « pauvre père », d’un sentiment aussi ardent, aussi profond, que si elle avait été élevée dans des idées d’admiration respectueuse pour lui ; mais enfin, ce respect précisément manquait à son amour qui ressemblait plus à celui d’une mère pour son fils, « pauvre enfant », qu’à celui d’une fille pour son père ; en adoration devant lui, non en admiration ; pleine d’indulgence, disposée à le plaindre, à le consoler, toujours à l’excuser, mais par cela même à le juger.
Dans quelle aventure nouvelle voulait-il s’embarquer ?
Il répondit au regard inquiet qu’elle attachait sur lui.
– Ton oncle, dit-il, s’était peu à peu désintéressé de cette terre pour toutes sortes de raisons : maladies des vignes, exigences des ouvriers ensuite, voleries des colons aussi, de sorte que dans l’état d’abandon où il la laissait, après l’avoir entièrement reprise entre ses mains, elle ne lui rapportait pas deux pour cent, et encore n’était-ce que dans les très bonnes années. Vous seriez les premières, ta mère et toi, à me blâmer, si je continuais de pareils errements.
– T’ai-je jamais blâmé ?
– Je sais que tu es une trop bonne fille pour cela ; mais enfin, il n’en est pas moins vrai que vous seriez en droit de trouver mauvaise la continuation d’une pareille exploitation.
– Tu veux arracher les vignes malades ?
– Je veux transformer en prairies artificielles toutes les terres propres à donner de bonnes récoltes d’herbe. Le foin qui, il y a quelques années, se vendait vingt-cinq sous les cinquante kilos, se vend aujourd’hui cinq francs, et avec le haut prix qu’a atteint la main-d’œuvre pour le travail de la vigne et du maïs, alors que les ouvriers exigent par jour deux francs de salaire, une livre de pain, et trois litres de vin, il est certain qu’il y a tout avantage à produire, au lieu de vin médiocre, de l’herbe excellente ; ce que je veux obtenir, non pour vendre mon foin, mais pour nourrir mes vaches, faire du beurre et engraisser des porcs avec le lait doux écrémé.
De nouveau il vit le regard inquiet qu’il avait déjà remarqué se fixer sur lui.
– Décidément, dit-il, il faut que je t’explique mon plan en détail, sans quoi tu vas t’imaginer que l’héritage de ton oncle pourrait bien se trouver compromis. Allons jusqu’à ce petit promontoire qui domine le cours du Gave ; là tu comprendras mieux mes explications.
Ils ne tardèrent pas à arriver à ce mouvement de terrain qui coupait la prairie et la rattachait par une pente douce aux collines.
– Tu remarqueras, dit-il, que cette éminence se trouve à l’abri des inondations les plus furieuses du Gave, et qu’un canal de dérivation qui la longe à sa base produit ici une chute d’eau autrefois utilisée, maintenant abandonnée depuis longtemps déjà, mais qui peut être facilement remise en état. Cela observé, je reprends mon explication. Je t’ai dit que je commençais par arracher toutes les vignes qui ne produisent plus rien ; mais comme pour transformer une terre défrichée en une bonne prairie il ne faut pas moins de trois ans, des engrais chimiques pour lui rendre sa fertilité épuisée et des cultures préparatoires en avoine, en luzerne, en sainfoin, ce n’est pas un travail d’un jour, tu le vois. En même temps que je dois changer l’exploitation de ces terres, je dois aussi changer le bétail qui consommera leurs produits. Ton oncle pouvait, avec le système adopté par lui, se contenter de la race du pays, qui est la race basquaise plus ou moins dégénérée, de petite taille, nerveuse, sobre, à la robe couleur grain de blé, aux cornes longues et déliées, comme tu peux le voir avec les vaches qui paissent au-dessous de nous ; cette race, d’une vivacité et d’une résistance extraordinaire au travail, est malheureusement mauvaise laitière ; or, comme ce que je demanderai à mes vaches ce sera du lait, non du travail, je ne peux pas la conserver.
– Si jolies les basquaises !
– En obéissant à la théorie, je les remplacerais par des normandes qui, avec nos herbes de première qualité, me donneraient une moyenne supérieure à dix-huit cents litres de lait ; mais, comme je ne veux pas courir d’aventures, je me contenterai de la race de Lourdes qui a le grand avantage d’être du pays, ce qui est à considérer avant tout, car il vaut mieux conserver une race indigène avec ses imperfections, mais aussi avec sa sobriété, sa facilité d’élevage et son acclimatation parfaite, que de tenter des améliorations radicales qui aboutissent quelquefois à des désastres. Me voilà donc, quand la transformation du sol est opérée, à la tête d’un troupeau de trois cents vaches que le domaine peut nourrir.
– Trois cents vaches !
– Qui me donnent une moyenne de quatre cent cinquante mille litres de lait par an, ou douze à treize cents litres par jour.
– Et qu’en fais-tu de cette mer de lait ?
– Du beurre. C’est précisément pour que tu te rendes compte de mon projet que je t’ai amenée ici. Pour loger mes vaches, au moins quand elles ne sont pas encore très nombreuses, j’ai les bâtiments d’exploitation qui, dans le commencement, me suffisent, mais je n’ai pas de laiterie pour emmagasiner mon lait et faire mon beurre ; c’est ici que je la construis, sur ce terrain à l’abri des inondations et à proximité d’une chute d’eau, ce qui m’est indispensable. En effet, je n’ai pas l’intention de suivre les vieux procédés de fabrication pour le beurre, c’est-à-dire d’attendre que la crème ait monté dans des terrines et de la battre alors à l’ancienne mode ; aussitôt trait, le lait est versé dans des écrémeuses mécaniques qui, tournant à la vitesse de 7000 tours à la minute, en extraient instantanément la crème ; on la bat aussitôt avec des barattes danoises ; des délaiteuses prennent ce beurre ainsi fait pour le purger de son petit lait ; des malaxeurs rotatifs lui enlèvent son eau ; enfin des machines à mouler le compriment et le mettent en pains. Tout cela se passe, tu le vois, sans l’intervention de la main d’ouvriers plus ou moins propres. Ce beurre obtenu, je le vends à Bordeaux, à Toulouse ; l’été dans les stations d’eaux : Biarritz, Cauterets, Luchon ; l’hiver je l’expédie jusqu’à Paris. Mais le beurre n’est pas le seul produit utilisable que me donnent mes vaches.
Elle le regarda avec un sourire tendre.
– Il me semble, dit-elle, que tu récites la fable de la Laitière et le pot au lait.
– Précisément, et nous arrivons, en effet, au cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son
et même il n’en coûtera pas du tout. Après la séparation de la crème et du lait il me reste au moins douze cents litres de lait écrémé doux avec lequel j’engraisse des porcs installés dans une porcherie que je fais construire au bout de cette prairie le long de la grande route, où elle est isolée. Pour ces porcs, je procède à peu près comme pour mes vaches, c’est-à-dire qu’au lieu d’essayer des porcs anglais du Yorkshire ou du Berkshire, je croise ces races avec notre race béarnaise et j’obtiens des bêtes qui joignent la rusticité à la précocité. Tu connais la réputation des jambons de Bayonne ; à Orthez se fait en grand le commerce des salaisons ; je ne serai donc pas embarrassé pour me débarrasser dans de bonnes conditions de mes cochons, qui, engraissés avec du lait doux, seront d’une qualité supérieure. Voilà comment, avec mon beurre, mes veaux et mes porcs je compte obtenir de cette propriété un revenu de plus de trois cent mille francs, au lieu de quarante mille qu’elle donne depuis un certain nombre d’années. Mes calculs sont établis, et, comme j’ai eu à étudier une affaire de ce genre à l’Office cosmopolitain, ils reposent sur des chiffres certains. Que de fois, en dessinant des plans pour cette affaire, ai-je rêvé à sa réalisation, et me suis-je dit : « Si c’était pour moi ! » Voilà que ce rêve peut devenir réalité, et qu’il n’y a qu’à vouloir pour qu’il soit le nôtre.
– Mais l’argent ?
– Il y a dans la succession des valeurs qu’on peut vendre pour les frais de premier établissement, qui, d’ailleurs, ne sont pas considérables : trois cents vaches à 450 francs l’une coûtent 135 000 francs ; les constructions de la laiterie et de la porcherie, ainsi que l’appropriation des étables, n’absorberont pas soixante mille francs, les défrichements cinquante mille ; mettons cinquante mille pour l’imprévu, nous arrivons à deux cent quarante-cinq mille francs, c’est-à-dire à peu près le revenu que ces améliorations, ces révolutions si tu veux, nous donneront. Crois-tu que cela vaille la peine de les entreprendre ? Le crois-tu ?
Elle avait si souvent vu son père jongler avec les chiffres qu’elle n’osait répondre, cependant elle était troublée...
– Certainement, dit-elle enfin, si tu es sûr de tes chiffres, ils sont tentants.
– J’en suis sûr ; il n’est pas un détail qui ait été laissé de côté : dépenses, produits, tout a été établi sur des bases solides qui ne permettent aucun aléa ; les dépenses forcées, les produits abaissés, plutôt que grossis. Mais ce n’est pas seulement pour nous que ces chiffres sont tentants comme tu dis ; ils peuvent aussi le devenir pour ceux qui nous entourent, pour les gens de ce pays ; et c’est à eux que je pensais en parlant tout à l’heure des devoirs des riches.
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