Jusqu’à présent nos paysans n’ont tiré qu’un médiocre produit du lait de leurs vaches ; aussitôt que mes machines fonctionneront et que mes débouchés seront assurés, je leur achèterai celui qu’ils pourront me vendre et le paierai sans faire aucun bénéfice sur eux. Ainsi je verserai dans le pays deux cents, trois cent mille francs par an, qui non seulement seront une source de bien-être pour tout le monde, mais encore qui peu à peu changeront les vieilles méthodes de culture en usage ici. Sur notre route depuis Puyoo tu as rencontré à chaque instant des champs de bruyères et de fougères, d’ajoncs, c’est ce qu’on appelle des touyas, et on les conserve ainsi à l’état sauvage pour couper ces bruyères et en faire un engrais plus que médiocre. Quand le nombre des vaches aura augmenté par le seul fait de mes achats de lait, la quantité de fumiers produite augmentera en proportion, et en proportion aussi les touyas diminueront d’étendue ; on les mettra en culture parce qu’on pourra les fumer ; de sorte qu’en enrichissant d’abord le petit paysan je ne tarderai pas à enrichir le pays lui-même. Tu vois la transformation et tu comprends comment en faisant notre fortune nous ferons celle des gens qui nous entourent ; n’est-ce pas quelque chose, cela ?
Elle s’était rapprochée de lui à mesure qu’il avançait dans ses explications, et lui avait pris la main ; quand il se tut, elle se haussa et lui passant un bras autour des épaules elle l’embrassa :
– Tu me pardonnes ? dit-elle.
– Te pardonner ? Que veux-tu que je te pardonne ? demanda-t-il en la regardant tout surpris.
– Si je te le disais, tu ne me pardonnerais pas.
– Alors ?
– Donne-moi l’absolution quand même.
– Tu ne voulais pas habiter Ourteau ?
– Donne-moi l’absolution.
– Je te la donne.
– Maintenant sois tranquille, je te promets que ce sera maman elle-même qui te demandera à rester ici.
Deuxième partie
I
Fidèle à sa promesse, Anie avait amené sa mère à demander elle-même de ne pas vendre le château.
Dans le monde qui se respecte on passe maintenant la plus grande partie de l’année à la campagne, et l’on ne quitte ses terres qu’au printemps, quand Paris est dans la splendeur de sa saison comme Londres. Pourquoi ne pas se conformer à cet usage qui pour eux n’avait que des avantages ? Rester à Paris, n’est-ce pas se condamner à continuer d’anciennes habitudes qui n’étaient plus en rapport avec leur nouvelle position, et des relations qui, n’ayant jamais eu rien d’agréable, deviendraient tout à fait gênantes ? Acceptables rue de l’Abreuvoir, certaines visites seraient plus qu’embarrassantes boulevard Haussmann.
Ces raisons, exposées une à une avec prudence, avaient convaincu madame Barincq, qui, après un premier mouvement de révolte, commençait d’ailleurs à se dire, et sans aucune suggestion, que la vie de château avait des agréments : d’autant plus chic de se faire conduire à la messe en landau que l’église était à deux pas du château, plus chic encore de trôner à l’église dans le banc d’honneur ; très amusant de pouvoir envoyer à ses amis de Paris un saumon de sa pêcherie, un gigot de ses agneaux de lait, des artichauts de son potager, des fleurs de ses serres. Si, au temps de sa plus grande détresse, elle s’était toujours ingéniée à trouver le moyen de faire autour d’elle de petits cadeaux : un œuf de ses poules, des violettes, une branche de lilas de son jardinet, un ouvrage de femme, qui témoignaient de son besoin de donner ; maintenant qu’elle n’avait qu’à prendre autour d’elle, elle pouvait se faire des surprises à elle-même qui la flattaient et la rendaient toute glorieuse :
– Crois-tu qu’ils vont être étonnés ? disait-elle à Anie quand lui venait l’idée d’un nouveau cadeau.
Quel triomphe en recevant les réponses à ses envois ! et quelle fierté, quand on lui écrivait qu’avant de manger son gigot, on ne savait vraiment pas ce que c’était que de l’agneau ; par là, cette propriété qui produisait ces agneaux et donnait ces saumons lui devenait plus chère.
Son consentement obtenu, les travaux avaient commencé partout à la fois : dans les vignes, que les charrues tirées par quatre forts bœufs du Limousin défrichaient ; dans les écuries qu’on transformait en étables ; enfin dans la prairie, où les maçons, les charpentiers, les couvreurs, construisaient la laiterie et la porcherie.
Bien que la vigne de ce pays n’ait jamais donné que d’assez mauvais vin, c’est elle qui, dans le cœur du paysan, passe la première : avoir une vigne est l’ambition de ceux qui possèdent quelque argent ; travailler chez un propriétaire et boire son vin, celle des tâcherons qui n’ont que leur pain quotidien. Quand on vit commencer les défrichements, ce fut un étonnement et une douleur : sans doute ces vignes ne rapportaient plus rien, mais ne pouvaient-elles pas guérir un jour ou l’autre, par hasard, par miracle ? Il n’y avait qu’à attendre.
Et l’on s’était dit que le frère aîné n’avait pas tort quand il accusait son cadet d’être un détraqué. Ne fallait-il pas avoir la cervelle malade pour s’imaginer qu’on peut faire du beurre avec du lait sortant de la mamelle de la vache ? si cela n’était pas de la folie, qu’était-ce donc ? Or, les folies coûtent cher en agriculture, tout le monde sait cela.
Aussi tout le monde était-il convaincu qu’il ne se passerait pas beaucoup d’années avant que le domaine ne fût mis en vente.
Et alors ?
Dame, alors chacun pourrait en avoir un morceau, et, dans les terres régénérées par la culture, les vignes qu’on replanterait feraient merveille.
II
Pour le père, occupé du matin au soir à la surveillance de ses travaux, défrichements, bâtisse, montage des machines ; pour la mère, affairée par ses envois et sa correspondance ; pour la fille, tout à ses études de peinture, le temps avait passé vite, la fin d’avril, mai, juin, sans qu’ils eussent bien conscience des jours écoulés.
Quelquefois, cependant, le père revenait à l’engagement, pris par lui au moment de leur arrivée, de conduire Anie à Biarritz, mais c’était toujours pour en retarder l’exécution.
À la fin, madame Barincq se fâcha.
– Quand je pense qu’à son âge ma fille n’a pas vu la mer, et que depuis que nous sommes ici on ne trouve pas quelques jours de liberté pour lui faire ce plaisir, je suis outrée.
– Est-ce ma faute ? Anie, je te fais juge.
Et Anie rendit son jugement en faveur de son père :
– Puisque j’ai attendu jusqu’à cet âge avancé, quelques semaines de plus ou de moins sont maintenant insignifiantes.
– Mais c’est un voyage d’une heure et demie à peine.
Il fut décidé qu’en attendant la saison on partirait le dimanche pour revenir le lundi : pendant quelques heures les travaux pourraient, sans doute, se passer de l’œil du maître ; et pour empêcher de nouvelles remises madame Barincq déclara à son mari que, s’il ne pouvait pas venir, elle conduirait seule sa fille à Biarritz.
– Tu ne ferais pas cela !
– Parce que ?
– Parce que tu ne voudrais pas me priver du plaisir de jouir du plaisir d’Anie : s’associer à la joie de ceux qu’on aime, n’est-ce pas le meilleur de la vie ?
– Si tu tiens tant à jouir de la joie d’Anie, que ne te hâtes-tu de la lui donner ?
– Dimanche, ou plutôt samedi.
En effet, le samedi, par une belle après-midi douce et vaporeuse, ils arrivaient à Biarritz, et Anie au bras de son père descendait la pelouse plantée de tamaris qui aboutit à la grande plage ; puis, après un temps d’arrêt pour se reconnaître, ils allaient, tous les trois, s’asseoir sur la grève que la marée baissante commençait à découvrir.
C’était l’heure du bain ; entre les cabines et la mer il y avait un continuel va-et-vient de femmes et d’enfants, en costumes multicolores, au milieu des curieux qui les passaient en revue, et offraient eux-mêmes, par leurs physionomies exotiques, leurs toilettes élégantes ou négligées, tapageuses ou ridicules, un spectacle aussi intéressant que celui auquel ils assistaient ; – tout cela formant la cohue, le tohu-bohu, le grouillement, le tapage d’une foire que coupait à intervalles régulièrement rythmés l’écroulement de la vague sur le sable.
Ils étaient installés depuis quelques minutes à peine, quand deux jeunes gens passèrent devant eux, en promenant sur la confusion des toilettes claires et des ombrelles un regard distrait ; l’un, de taille bien prise, beau garçon, à la tournure militaire ; l’autre, grand, aux épaules larges, portant sur un torse développé une petite tête fine qui contrastait avec sa puissante musculature et le faisait ressembler à un athlète grec habillé à la mode du jour.
Quand ils se furent éloignés de deux ou trois pas, Barincq se pencha vers sa femme et sa fille :
– Le capitaine Sixte, dit-il.
– Où ?
Il le désigna le mieux qu’il put.
– Lequel ? demanda madame Barincq.
– Celui qui a l’air d’un officier ; n’est-ce pas qu’il est bien ?
– J’aime mieux l’autre, répondit madame Barincq.
– Et toi, Anie, comment le trouves-tu ?
– Je ne l’ai pas remarqué ; mais la tournure est jolie.
– Pourquoi n’est-il pas en tenue ? demanda madame Barincq.
– Comment veux-tu que je te le dise ?
– Tu sais qu’il ne ressemble pas du tout à ton frère.
– Cela n’est pas certain ; s’il est blond de barbe, il est noir de cheveux.
– Pourquoi ne t’a-t-il pas salué ? demanda madame Barincq.
– Il ne m’a pas vu.
– Dis qu’il n’a pas voulu nous voir.
– Tu sais, maman, qu’on ne regarde pas volontiers les femmes en deuil, dit Anie.
– C’est justement notre noir qui l’aura exaspéré, en lui rappelant la perte de la fortune qu’il comptait bien nous enlever.
– Les voici, interrompit Anie.
En effet, ils revenaient sur leurs pas.
– Cette fois nous allons bien voir, dit madame Barincq, s’il affecte de ne pas te saluer.
Il fit plus que saluer ; arrivé vis-à-vis d’eux, il laissa échapper un mouvement prouvant qu’il venait seulement de reconnaître Barincq, et tout de suite, se séparant de son compagnon, il s’avança, le chapeau à la main, en s’inclinant devant madame Barincq et Anie :
– Puisque le hasard me fait vous rencontrer sur cette plage, me permettrez-vous, monsieur, dit-il, de vous adresser une demande pour laquelle je voulais vous écrire ?
– Je suis tout à votre disposition.
– Voici ce dont il s’agit. Dans la chambre que j’occupais lors de mes visites à Ourteau, se trouvent plusieurs objets qui m’appartiennent : deux fusils de chasse, des livres, des photographies, du linge, des vêtements. J’aurais dû vous en débarrasser depuis longtemps, et je vous prie de me pardonner de ne pas l’avoir fait encore.
– Ces objets ne nous gênent en rien.
– Mon excuse est dans un ordre de service ; j’ai quitté Bayonne peu de temps après la mort de M. de Saint-Christeau et ne suis revenu que cette semaine ; mais, maintenant que me voilà de retour, je puis les envoyer chercher le jour que vous voudrez bien me donner.
– Nous rentrons lundi.
– Mardi vous convient-il ?
– Parfaitement.
– Mardi j’enverrai mon ordonnance les emballer.
– Si vous voulez m’en donner la liste, je puis vous les faire envoyer par Manuel.
– C’est que cette liste est difficile à établir, surtout pour les livres, qui se trouvent mêlés à ceux de la bibliothèque du château, et pour tout ce qui touche aux livres, Manuel n’est pas très compétent.
– Votre ordonnance l’est davantage ?
Le capitaine sourit :
– Pas beaucoup.
– Alors ?
– Évidemment des erreurs sont possibles ; mais, en tout cas, s’il s’en commet, elles seront de peu d’importance, et je les réparerai en vous renvoyant les volumes qui ne m’appartiendraient pas.
– Il y aurait un moyen de les empêcher, ce serait que vous prissiez la peine de venir vous-même à Ourteau, où nous nous ferons un plaisir, madame Barincq et moi, de vous recevoir le jour qu’il vous plaira de choisir.
Le capitaine hésita un moment, regardant madame Barincq et Anie.
– Si vous pouvez m’indiquer à l’avance l’heure de votre arrivée, dit Barincq, j’enverrai une voiture vous attendre à Puyoo.
Cette insistance fit céder les hésitations du capitaine :
– Mardi, dit-il, je serai à Puyoo à 3 heures 55.
Comme il allait se retirer, après avoir salué madame Barincq et Anie, Barincq lui tendit la main.
– À mardi.
Le capitaine rejoignit son compagnon.
C’était l’habitude de madame Barincq d’interroger sa fille sur toutes choses et sur tout le monde, ne se faisant une opinion qu’avec les impressions qu’elle recevait.
– Eh bien, demanda-t-elle aussitôt que le capitaine se fut éloigné de quelques pas, comment le trouves-tu ? Tu ne diras pas cette fois que tu ne l’as pas remarqué.
– Je le trouve très bien.
– Que vois-tu de bien en lui ? continua madame Barincq.
– Mais tout ; il est beau et il a l’air intelligent ; la voix est bien timbrée, les manières sont faciles et naturelles ; la physionomie respire la droiture et la franchise ; je ne connais pas de militaires, mais quand j’en imaginais un, d’après un type que j’arrangeais, il n’était ni autre ni mieux que celui-là ; ni vain, ni prétentieux, ni gonflé, ni vide.
– Es-tu satisfaite ? demanda Barincq à sa femme, si tu voulais un portrait, en voilà un.
– On dirait qu’il te fait plaisir.
– Pourquoi pas ? Non seulement le capitaine m’est sympathique, mais encore je le plains.
– La voix du sang.
– Pourquoi ne parlerait-elle pas ?
– Parce qu’il faudrait qu’elle fût inspirée par la certitude, et que cette certitude n’existe pas.
– Voilà précisément qui rend la situation intéressante.
Anie les interrompit :
– Ils reviennent, dit-elle, et il semble que c’est pour nous aborder.
– Que peut-il vouloir encore ? demanda madame Barincq.
Ils n’étaient plus qu’à quelques pas, tous deux en même temps mirent la main à leur chapeau, mais ce fut le capitaine qui prit la parole :
– Mon ami le baron d’Arjuzanx, dit-il, désire avoir l’honneur de vous être présenté.
– J’ai pensé que mon nom expliquerait et, jusqu’à un certain point, excuserait ce désir, dit le baron.
– Vous êtes le fils d’Honoré ? demanda Barincq.
– Précisément, votre camarade au collège de Pau, comme j’ai été celui de Sixte ; mon père m’a si souvent parlé de vous et en termes tels que j’ai cru que c’était un devoir pour moi de vous présenter mes hommages, ainsi qu’à madame et à mademoiselle de Saint-Christeau.
Ce fut madame Barincq qui répondit en invitant le baron à s’asseoir : des chaises furent apportées par le capitaine, un cercle se forma.
Le baron d’Arjuzanx parla de son père, Barincq de ses souvenirs de collège, et la conversation ne tarda pas à s’animer. Habitué de Biarritz, le baron connaissait tout le monde, et à mesure que les femmes défilaient devant eux pour entrer dans la mer ou remonter à leur cabines il les nommait, en racontant les histoires qui couraient sur elles : Espagnoles, Russes, Anglaises, Américaines, toutes y passèrent, et quand elles lui manquèrent il tira d’un carnet toute une série de petites épreuves obtenues avec un appareil instantané qui complétèrent sa collection. Si plus d’un modèle vivant prêtait à la plaisanterie, les photographies, en exagérant la réalité, avaient des aspects bien plus drolatiques encore : il y avait là des Espagnoles dont les caoutchoucs dans lesquels elles s’enveloppaient rendaient la grosseur phénoménale, comme il y avait des Russes saisies au moment où elles sortaient rapidement de leurs chaises à porteur, d’une maigreur et d’une longueur invraisemblables.
– Je vois qu’il est bon d’être de vos amies, dit Anie.
– Il est des personnes qui n’ont pas besoin d’indulgence.
Ce fut madame Barincq qui répondit à ce compliment par son sourire le plus gracieux, fière du succès de sa fille.
Plusieurs fois le capitaine parut vouloir se lever, mais le baron ne répondit pas à ses appels, et resta solidement sur sa chaise, bavardant toujours, regardant Anie, se faisant inviter à Ourteau, et invitant lui-même M. et madame de Saint-Christeau à lui faire l’honneur de venir voir son vieux château de Seignos : avec de bons chevaux on pouvait faire le voyage dans la journée sans fatigue.
– Avez-vous lu le Capitaine Fracasse, mademoiselle ? demanda-t-il à Anie.
– Oui.
– Eh bien, vous retrouverez dans ma gentilhommière plus d’un point de ressemblance avec celle du baron de Sigognac, quand ce ne serait que les deux tours rondes avec leurs toits en éteignoirs. À la vérité ce n’est pas tout à fait le château de la Misère, si curieusement décrit par Théophile Gautier, mais il n’y a que la misère qui manque ; pour le reste, vous vous reconnaîtrez : très conservateurs, les d’Arjuzanx, car il n’y a pas eu grand-chose de changé chez nous depuis Louis XIII. Et puis, vous verrez mes vaches.
– Ah ! vous avez des vaches ! Combien vous donnent-elles de lait en moyenne ? interrompit madame Barincq qui, à force d’entendre parler de lait, de beurre, de veaux, de vaches, de porcs, d’herbe, de maïs, de betteraves, s’imaginait avoir acquis des connaissances spéciales sur la matière.
Le baron se mit à rire :
– C’est de vaches de courses qu’il s’agit, non de vaches laitières.
– À Ourteau, continua Barincq, mes vaches nous donnent une moyenne de 1500 litres.
– Vous êtes sur une terre riche, je suis sur une terre pauvre, aux confins de la Lande rase où la plaine de sable rougeâtre ne produit guère que des bruyères, des ajoncs, des genêts ou des fougères ; mais, si pauvres laitières qu’elles soient, elles ont cependant quelques mérites, et si vous voulez aller dimanche à Habas, qui est à une courte distance d’Ourteau, vous verrez ce qu’elles valent.
– Il y a des courses ? dit Barincq.
– Oui, et les vaches proviennent de mon troupeau.
– Certainement nous irons, dit madame Barincq avec empressement ; nous n’avons jamais vu de courses landaises, mais nous en avons assez entendu parler par mon mari pour avoir la curiosité de les connaître.
L’entretien se prolongea ainsi, allant d’un sujet à un autre, jusqu’à l’heure du dîner, et déjà le soleil s’abaissait sur la mer, découpant en une silhouette sombre les rochers de l’Atalaye, déjà la plage avait perdu son mouvement et son brouhaha, quand le baron se décida à se lever.
À peine s’était-il éloigné avec le capitaine que madame Barincq rapprocha vivement sa chaise de celle de sa fille :
– Tu sais que c’est un mari ? dit-elle.
– Qui ? demanda Anie.
– Qui veux-tu que ce soit, si ce n’est le baron d’Arjuzanx.
– Te voilà bien avec ton idée fixe de mariage, dit Barincq.
– Oh ! maman, si tu voulais ne pas t’occuper de mariage, continua Anie ; nous ne sommes plus à Montmartre, et nous n’avons plus à chercher un mari possible dans tout homme qui nous approche. Laisse-moi jouir en paix de cette liberté.
– Je ne peux pourtant pas former mes yeux à l’évidence, et il est évident que tu as produit une vive impression sur M. d’Arjuzanx. C’est cette impression qui l’a poussé à se faire présenter, c’est elle qui ne lui a pas permis de te quitter des yeux pendant tout cet entretien ; c’est elle enfin qui a amené les compliments fort bien tournés d’ailleurs qu’il t’a plusieurs fois adressés.
– De là à penser au mariage, il y a loin.
– Pas si loin que tu crois.
Cessant de s’adresser à sa fille, elle se tourna vers son mari :
– Quelle est la fortune de M. d’Arjuzanx ?
– Je n’en sais rien.
– Quelle était celle du père ?
– Assez belle, mais embarrassée par une mauvaise administration.
– Et sa situation ?
– Des plus honorables ; les d’Arjuzanx appartiennent à la plus vieille noblesse de la vicomté de Tursan ; un d’Arjuzanx a été l’ami de Henri IV ; plusieurs autres ont marqué à la cour et à la guerre.
– Mais c’est admirable ! Nous irons dimanche aux courses d’Habas où certainement nous le rencontrerons. Et, puisque le capitaine Sixte vient mardi à Ourteau, nous le ferons causer sur son camarade.
III
Bien que madame Barincq, maintenant qu’elle était en possession de la fortune de son beau-frère, n’eût plus rien à craindre du capitaine, elle le regardait toujours comme un ennemi : trop longtemps elle l’avait appelé le bâtard et le voleur d’héritage pour pouvoir renoncer à ces griefs contre lui alors même qu’ils n’avaient plus de raison d’être ; pour elle il restait toujours le voleur d’héritage que pendant tant d’années elle avait redouté et maudit.
Mais le désir d’obtenir des renseignements sur le baron d’Arjuzanx le lui fit considérer à un point de vue différent, et amena chez elle un changement que les observations que son mari et sa fille ne lui épargnaient pas cependant en faveur du capitaine n’eussent jamais produit : puisqu’il devenait utile au lieu de rester dangereux, il était un autre homme.
Aussi quand il arriva le mardi, voulut-elle le recevoir elle-même ; et elle mit tant de bonne grâce à l’inviter à dîner, elle insista si vivement, elle trouva tant de raisons pour rendre toute résistance impossible, qu’il dut finir par accepter et ne pas persister dans un refus que sa situation personnelle envers la famille Barincq rendait particulièrement délicat.
Bien que de son côté il pût lui aussi les considérer comme des voleurs d’héritage, il n’avait, en toute justice, aucun reproche fondé à leur adresser, ni au mari, ni à la fille : ni l’un ni l’autre n’avait rien fait pour lui enlever cette fortune qui, pendant longtemps, avait été sienne : il n’y avait point eu de luttes entre eux ; la fatalité seule avait agi en vertu de mystérieuses combinaisons auxquelles personne n’avait aidé, et il ne pouvait pas, honnêtement, les rendre responsables d’être les instruments du hasard pas plus que d’être les complices de la mort. En réalité, le père était un brave homme pour qui on ne pouvait éprouver que de la sympathie, comme la fille était une très jolie et très gracieuse personne qu’il eût peut-être trouvée plus jolie et plus gracieuse encore, si sa condition d’officier sans le sou, lui eût permis de s’abandonner à ses idées. Les choses étant ainsi, convenait-il de s’enfermer dans une attitude raide qu’on pourrait prendre pour de la rancune, et de l’hostilité ? Il le crut d’autant moins qu’il n’éprouvait à leur égard ni l’un ni l’autre de ces sentiments ; désappointé qu’on n’eût pas retrouvé un testament qu’il connaissait, oui, il l’avait été, et même vivement, très vivement, car il n’était pas assez détaché des biens de ce monde pour supporter, impassible, une pareille déception ; mais fâché contre ceux qui recueillaient, à sa place, cette fortune, par droit de naissance, il ne l’était point, et ne voulait pas, conséquemment, qu’on pût supposer qu’il le fût.
Lorsqu’avec le secours de Manuel il eut emballé les objets qui lui appartenaient, il trouva, au bas de l’escalier, Barincq qui l’attendait.
– Vous plaît-il que, jusqu’au dîner, nous fassions une promenade dans les prés ? le temps est doux ; je vous montrerai mes travaux et mes bêtes.
Pendant cette promenade qui se prolongea, car Barincq était trop heureux de parler de ce qui le passionnait pour abréger ses explications, le capitaine n’eut pas un seul instant la sensation qu’il pouvait y avoir quelque chose d’ironique à lui montrer sa propriété améliorée : assurément l’affabilité avec laquelle on le recevait était sincère, comme l’était la sympathie qu’on lui témoignait ; cela il le voyait, il en était convaincu ; aussi, quand il s’assit à table, se trouvait-il dans les meilleures dispositions pour répondre aux questions que madame Barincq lui posa sur le baron et raconter ce qu’il savait de lui.
C’était au collège de Pau qu’ils s’étaient connus, gamins l’un et l’autre puisqu’ils étaient du même âge. Et déjà l’enfant montrait ce que serait l’homme : une seule passion, les exercices du corps, tous les exercices du corps. Dans ce genre d’éducation il avait accompli des prodiges dont le souvenir servirait longtemps d’exemple aux maîtres de gymnastique de l’avenir. Avec cela, bon garçon, franc, généreux, n’ayant qu’un défaut, la rancune : de même que ses tours de force étaient légendaires, ses vengeances l’étaient aussi. Entre eux il n’y avait jamais eu que d’amicales relations, et si, pendant le temps de leur internat, ils n’avaient pas vécu dans une intimité étroite, au moins étaient-ils toujours restés bons camarades jusqu’au départ de d’Arjuzanx qui avait quitté le collège avant la fin de ses classes. Pendant plus de douze ans, ils ne s’étaient pas vus, et ne s’étaient retrouvés qu’à l’arrivée du capitaine à Bayonne.
Ce que le baron promettait au collège, il l’avait tenu dans la vie, et aujourd’hui il réalisait certainement le type le plus parfait de l’homme de sport : tous les exercices du corps il les pratiquait avec une supériorité qui lui avait fait une célébrité ; l’escrime et l’équitation aussi bien que la boxe ; il faisait à pied des marches de douze à quinze lieues par jour pour son plaisir ; et il regardait comme un jeu d’aller de Bayonne à Paris sur son vélocipède. Cependant c’était la lutte romaine, la lutte à mains plates, qui avait surtout établi sa réputation, et il avait pu se mesurer sans désavantage, au cirque Molier, avec Pietro, qui est reconnu par les professionnels comme le roi des lutteurs.
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