C’était la pratique constante de ces exercices et l’entraînement régulier qu’ils exigent qui lui avaient donné cette musculature puissante qu’on ne rencontre pas d’ordinaire chez les gens du monde. Pour s’entretenir en forme, il avait dans son château un ancien lutteur, un vieux professionnel précisément, appelé Thoulourenx, autrefois célèbre, avec qui il travaillait tous les jours, et, d’une séance de lutte ou d’escrime, il se reposait par deux ou trois heures de cheval ou de course à pied.

Madame Barincq écoutait stupéfaite ; sa surprise fut si vive, qu’elle interrompit :

– Est-ce que la lutte à mains plates dont vous parlez est celle qui se pratique dans les foires ?

– C’est en effet cette lutte, ou plutôt c’était, car elle n’est plus maintenant, comme autrefois, réservée aux seuls professionnels, qui donnaient leurs représentations à Paris aux arènes de la rue Le Peletier ou dans les fêtes de la banlieue, et, dans le Midi, un peu partout ; des amateurs se sont pris de goût pour elle, quand les exercices physiques, pendant si longtemps dédaignés, ont été remis en faveur chez nous, et d’Arjuzanx est sans doute le plus remarquable de ces amateurs.

– Voilà qui est bizarre pour un homme de son rang.

– Pas plus que le trapèze ou le panneau du cirque pour certains noms des plus hauts de la jeune noblesse. En tout cas la lutte exige un ensemble de qualités qui ne sont pas à dédaigner : la force, la souplesse, l’agilité, l’adresse, la résistance, et une autre, intellectuelle celle-là, c’est-à-dire le sens de ce qui est à faire ou à ne pas faire.

– Vous parlez de la lutte comme si vous étiez vous-même un des rivaux de M. d’Arjuzanx, dit Anie.

– Simplement, mademoiselle, comme un homme qui, pratiquant par métier quelques exercices du corps, sait la justice qu’on doit rendre à ceux qui arrivent à une supériorité quelconque dans l’un de ces exercices. D’ailleurs, il est certain que la lutte est celui de tous qui développe le mieux la machine humaine pour lui faire obtenir d’harmonieuses proportions et lui donner son maximum de beauté, tandis que les autres détruisent plus ou moins l’équilibre des proportions, en favorisant un organe au détriment de celui-ci ou de celui-là : voyez le tireur à l’épaule haute, et le jockey, ou simplement le cavalier aux jambes arquées ; et, d’autre part, voyez les athlètes de l’antiquité, qui ont servi de modèles à la statuaire et l’ont jusqu’à un certain point créée.

– J’avoue qu’à l’Hercule Farnèse je préfère l’Apollon du Belvédère, et surtout le Narcisse, dit Anie.

Tout cela étonnait madame Barincq, et ne répondait pas à ses préoccupations de mère, elle voulut donc préciser ses questions.

– Voilà un genre de vie qui doit coûter assez cher ? dit-elle.

– Je n’en sais rien, mais certainement il n’est pas ruineux comme une écurie de course, ou le jeu ; en tout cas, je crois que la fortune de d’Arjuzanx peut lui permettre ces fantaisies, et alors même qu’elles lui coûteraient cher, même très cher, cela ne serait pas pour l’arrêter, car il n’a aucun souci des choses d’argent.

Volontiers madame Barincq eût parlé du baron pendant tout le dîner, de son caractère, de ses relations, de sa fortune, de son passé, de son avenir ; mais Anie détourna la conversation, et sut la maintenir sur des sujets qui ne permettaient pas de revenir à M. d’Arjuzanx, et de laisser supposer au capitaine qu’elle s’intéressait à cette sorte d’enquête sur le compte d’un homme avec qui elle s’était rencontrée une fois.

L’obsession du mariage l’avait trop longtemps tourmentée pour qu’elle n’éprouvât pas un sentiment de délivrance à en être enfin débarrassée. Ç’avait été l’humiliation de ses années de jeunesse, de discuter avec sa mère la question de savoir si tel homme qu’elle avait vu ou devait voir pouvait faire un mari ; si elle lui avait plu ; s’il était acceptable ; les avantages qu’il offrait ou n’offrait point. Maintenant que la fortune lui donnait la liberté, elle ne voulait plus de ces marchandages. Qu’un mari se présentât, elle verrait si elle l’acceptait. Mais aller au devant de lui, c’était ce qu’elle ne voulait pas.

Et le soir même, après le départ du capitaine, elle s’expliqua là-dessus avec sa mère très franchement.

– Est-ce que bien souvent je n’ai pas pris des renseignements sur un jeune homme sans que tu t’en fâches ? dit celle-ci surprise.

– Les temps sont changés. C’est précisément parce que cela s’est fait que je ne veux plus que cela se fasse. Est-ce que le meilleur de la fortune n’est pas précisément de nous dégager des compromis de la misère ? riche d’argent, laisse-moi l’être de dignité.

Mais ces observations n’empêchèrent pas madame Barincq de persister dans son envie d’aller le dimanche aux courses d’Habas.

– Rencontrer M. d’Arjuzanx n’est pas le chercher, et nous n’avons pas de raison pour le fuir.

– Pourvu qu’on ne s’imagine pas que je suis une fille en peine de maris, c’est tout ce que je demande, et cela, je me charge de le faire comprendre sans qu’on puisse se tromper sur mes intentions.

 

 

IV

 

Habas, qui n’est qu’un village des Landes, a cependant des courses très suivies, et, le dimanche de juillet où elles ont lieu, c’est sur les routes qui aboutissent à son clocher une procession de voitures dans laquelle se trouvent représentés tous les genres de véhicules en usage dans la contrée ; le long des haies vertes festonnées de ronces et de clématites, sous le couvert des châtaigniers, les piétons se suivent à la file, les pieds chaussés d’espadrilles neuves, le béret rabattu sur les yeux en visière, le ventre serré dans une belle ceinture rouge ou bleue ; et si quelques femmes sont fières d’être coiffées du chapeau de paille à la mode de Paris, d’autres portent toujours le foulard de soie aux couleurs éclatantes qui donne l’accent du pays.

Quand le landau de la famille Barincq, après avoir traversé les rues pavoisées, s’arrêta devant l’auberge de la Belle-Hôtesse, il se produisit un mouvement de curiosité dans la foule : car, si les charrettes et même les carrioles à ânes étaient nombreuses, un landau était un événement dans le village.

Des éclats de cornet à piston et des ronflements d’ophicléide dominaient les rumeurs : c’était la fanfare qui, au loin, parcourait les rues en sonnant le rappel, et de partout on se dirigeait vers les arènes établies sur la place confisquée à leur profit. Construites en pin des landes dont les planches nouvellement débitées exsudaient sous les rayons d’un soleil de feu leurs dernières gouttes de résine en larmes blanches, elles répandaient dans l’air une forte odeur térébenthinée. Leur simplicité était tout à fait primitive : des gradins en bois brut, et c’était tout ; les premières avaient le soleil dans le dos, les petites places dans les yeux ; rien de plus, mais cette disposition était d’importance capitale dans un pays où ses rayons sont assez ardents pour faire accepter sans sourire la vieille image des flèches d’Apollon.

– Certainement, nous allons être rôtis, dit madame Barincq en s’installant au premier rang.

Après dix minutes elle était encore à chercher un moyen pour échapper à cette cuisson, quand le baron d’Arjuzanx parut à l’entrée de la tribune ; en le voyant se diriger de leur côté, elle ne pensa plus au soleil ni à la chaleur.

– Voilà le baron, dit-elle à Anie.

– Ne comptais-tu pas sur lui ?

Quand les premiers mots de politesse furent échangés, Anie, fidèle à son idée, tint à bien marquer qu’elle n’était pas venue pour le rencontrer :

– Mon père nous a si souvent parlé des courses landaises, dit-elle, que nous avons voulu profiter de la première occasion qui s’offrait à courte distance, pour en voir une.

– Et vous êtes bien tombée, répondit-il, en choisissant Habas. La journée sera, je le crois, intéressante : les bêtes sont vives, et les écarteurs comptent parmi les meilleurs que nous ayons : Saint-Jean, Boniface, Omer, et aussi le Marin et Daverat, qui sont plutôt sauteurs qu’écarteurs, mais qui vous étonneront certainement par leur souplesse.

– Il y a une différence entre un écarteur et un sauteur ? demanda madame Barincq.

– L’écarteur attend de pied ferme la bête qui se précipite sur lui, et au moment où elle va l’enlever au bout de ses cornes, il tourne sur lui-même et la vache passe sans le toucher : il l’a écartée ou plus justement il s’est écarté d’elle. Le sauteur attend aussi la bête comme l’écarteur ; mais, au lieu de se jeter de côté, il saute par-dessus. Vous allez voir Daverat exécuter ce saut les pieds liés avec un foulard, ou fourrés dans son béret qu’il ne perdra pas en sautant. Si intéressants que soient ces sauts qui montrent l’élasticité des muscles, pour nous autres landais, ils ne valent pas un bel écart : le saut est fantaisiste, l’écart est classique.

– Pensez-vous que le capitaine Sixte assiste à ces courses ? demanda madame Barincq qui se souciait peu de ces distinctions qu’elle avait cependant provoquées.

– Je ne crois pas ; ou plutôt, pour être vrai, je n’en sais rien du tout.

– Je regretterai son absence ; nous avons eu le plaisir de le garder à dîner cette semaine, c’est un homme aimable.

– Un brave et honnête garçon, très droit, très franc.

– Je comprends que mon beau-frère se soit pris pour lui d’une vive affection, continua madame Barincq, curieuse d’obtenir des renseignements sur les relations qui avaient existé entre le capitaine et celui qu’on lui donnait pour père.

Mais le baron, qui ne voulait pas se laisser attirer sur ce terrain, se contenta de répondre par un sourire vague.

– Cependant, si vive que soit l’amitié, poursuivit madame Barincq, elle ne peut pas aller jusqu’à supprimer les liens de famille.

Le baron accentua son sourire.

– Aussi puis-je difficilement admettre que le capitaine ait cru, comme on a dit, qu’il serait l’héritier de M. de Saint-Christeau.

Comme le baron ne répondait pas, elle insista :

– Pensez-vous que telle ait été son espérance ?

– Je n’ai aucune idée là-dessus. Sixte ne m’en a jamais parlé, et bien entendu je ne lui en ai pas parlé moi-même. Tout ce que je puis affirmer, c’est que Sixte n’est pas du tout un homme d’argent ; et si, comme on le dit, il a pu avoir certaines espérances de ce côté, ce que j’ignore d’ailleurs, je suis convaincu que leur perte ne l’aura touché en rien : il est au-dessus de ces choses.

– Il me semble, interrompit Anie pour détourner l’entretien, que s’il est tel que vous le représentez, il réunit en lui les qualités avec lesquelles on fait le type du parfait soldat.

– Mon Dieu, oui, mademoiselle ; seulement, si ce type était vrai hier, il n’est plus tout à fait aussi vrai aujourd’hui.

– Je ne comprends pas bien.

– C’est que, ne vivant pas dans le monde militaire, vous ne suivez pas les changements qui sont en train de s’y accomplir. Il y a quelques années, l’indifférence pour l’argent était à peu près la règle générale chez l’officier, comme le mariage était l’exception ; et, à cette époque, le désintéressement entrait pour une bonne part dans le type de ce parfait soldat qui alors ne mettait pas ses satisfactions et ses ambitions dans la fortune. Mais le mariage, maintenant si fréquent dans l’armée, a changé ces mœurs. En se voyant demandé par les familles riches, et même poursuivi, l’officier a accordé à l’argent une importance qui n’existait pas pour ses devanciers ; et ils ne sont pas rares aujourd’hui ceux qui répondent, lorsqu’on leur parle d’une jolie fille : « Ça apporte ? » La fortune, en s’introduisant dans les régiments, a créé des besoins, et, par conséquent, des exigences qu’on ne soupçonnait pas il y a vingt ans. Sixte, bien que jeune, n’appartient pas à ce nouveau type, qui tend de plus en plus à remplacer l’ancien, et qui, d’ici peu de temps, aura complètement changé l’esprit et les mœurs de l’armée ; et bien que capitaine de cavalerie, bien que breveté, ce qui double sa valeur marchande, je suis sûr que, s’il se marie jamais, la fortune ne sera pour lui que l’accessoire.

– Alors, c’est tout à fait un héros ? dit Anie.

– Tout à fait.

– On peut donc admettre, continua madame Barincq, revenant à son idée, que la perte de l’héritage de M. de Saint-Christeau ne lui a pas été trop douloureuse ?

– On peut le croire.

Et, comme les écarteurs faisaient leur entrée dans l’arène, il profita de cette diversion pour n’en pas dire davantage : la fanfare jouait avec rage, des fusées éclataient, la foule poussait des clameurs de joie ; ce n’était plus le moment des conversations à mi-voix, et il ne pouvait plus guère s’occuper que des écarteurs en les nommant à Anie à mesure qu’ils passaient avec des poses théâtrales, largement espacés, graves, cérémonieux, comme il convient à des personnages que porte la faveur de la foule. Comment celui-ci, élégant et gracieux dans sa veste de velours bleu, était cordonnier ; et celui-là, de si noble tournure, tonnelier !

Le défilé terminé, le spectacle commence aussitôt. C’est sous la tribune dans laquelle ils ont pris place que les bêtes sont parquées, chacune dans sa loge ; une porte s’ouvre et une vache s’élance sur la piste d’un trot allongé, ardente, impatiente, battant de sa queue ses flancs creux ; sans une seconde d’hésitation elle fond sur le premier écarteur qu’elle aperçoit ; il l’attend ; et, quand arrivant sur lui elle baisse la tête pour l’enlever au bout de ses cornes fines, il tourne sur lui-même, et elle passe sans l’atteindre ; l’élan qu’elle a pris est si impétueux que ses jarrets fléchissent, mais elle se redresse aussitôt et court sur un autre, puis sur un troisième, un quatrième, au milieu des applaudissements qui s’adressent autant aux hommes qu’à la vaillance de la bête.

L’intérêt de ces courses, c’est que l’homme et la bête se trouvent en face l’un de l’autre, sur le pied d’une égalité parfaite ; point de picador pour fatiguer le taureau ; point de chulos avec leurs banderilleros pour l’exaspérer ; point de muleta pour l’étourdir et derrière sa soie rouge éblouissante préparer une surprise ; l’homme n’a d’aide à attendre que de son sang-froid, son coup d’œil, son courage et son agilité ; la bête n’a pas de traîtrise à craindre : au plus fort des deux, c’est un duel.

Il arriva un moment où l’entrain des écarteurs faiblit ; la chaleur était lourde, des nuages d’orage montaient du côté de la mer sans voiler encore le soleil qui tombait implacable dans l’arène surchauffée ; la fatigue commençait à peser sur les plus vaillants, qui précisément, parce qu’ils ne s’étaient pas ménagés, se disaient sans doute que c’était aux autres à donner, et ils s’attardaient volontiers à causer avec leurs amies des tribunes, en s’appuyant nonchalamment aux planches du pourtour, au lieu de se tenir au milieu de l’arène, prêts à provoquer les attaques. À ce moment une vache lâchée sur la piste ne trouva personne devant elle : c’était une petite bête maigre, nerveuse, au pelage roux truité de noir, au ventre avalé, n’ayant pas plus de mamelle qu’une génisse de six mois ; sa tête fine était armée de longues cornes effilées comme une baïonnette.