À sa vue il s’éleva une clameur qui disait la réputation :

– La Moulasse !

Elle ne trompa pas les espérances que ses amis mettaient en elle : voyant les écarteurs espacés çà et là le long du pourtour, elle se rua sur le premier qu’elle crut pouvoir atteindre et en quelques secondes elle eut fait le tour de l’arène, cassant les planches à grands coups de cornes, et forçant ainsi ses adversaires à escalader les tribunes au plus vite, à la grande joie du public qui poussait des huées moqueuses ; cela fait, elle revint au milieu de la piste et se mit à creuser la terre qui sous ses sabots nerveux volait autour d’elle.

– Saint-Jean ! Boniface ! criait la foule, chacun provoquant celui des écarteurs qu’il préférait.

Mais aucun ne parut pressé de descendre : Saint-Jean regardant Boniface qui regardait Omer.

– À toi !

– Non, à toi !

En voyant cette débandade, Anie s’était mise à rire :

– Je n’ai jamais autant que maintenant admiré l’agilité des Landais, dit-elle.

C’était à son père qu’elle adressait ces quelques mots, le baron les arrêta au passage :

– Permettez-moi de me réclamer de ma nationalité, dit-il en saluant.

Avant qu’elle eut compris ces paroles bizarres, il appuya les deux mains sur le rebord de la tribune, et d’un bond il sauta dans l’arène.

Il y eut un mouvement de surprise, mais presqu’aussitôt un cri immense s’éleva ; on l’avait reconnu, et on l’acclamait.

– Le baronne !

Ce n’était plus un acteur ordinaire qui allait provoquer la Moulasse, c’était le baron, que tout le monde connaissait, et l’espoir de voir cette lutte allumait un délire de joie.

– Le baronne ! le baronne !

Hommes, femmes, enfants, tout le monde s’était levé, gesticulait, curieux, enthousiasmé ; les regards faisaient balle sur lui, l’on restait les yeux écarquillés, la bouche ouverte, dans l’attente de ce qui allait se passer.

Vivement il était venu se placer en face de la Moulasse, mais sans cependant se rapprocher trop d’elle, de façon à la voir venir ; le veston boutonné et serré à la taille, son chapeau jeté au loin, il leva les deux bras droit au-dessus de sa tête et d’un claquement de langue provoqua la vache.

Instantanément elle fondit sur lui : l’attention était frénétique ; on ne respirait plus ; dans le silence on n’entendait que le trot rapide de la vache sur le sable ; elle arrivait. Le baron n’avait pas bougé et la tenait dans ses yeux. Elle baissa la tête. Il tourna sur ses talons, et elle passa en l’effleurant. Mais c’était une bête expérimentée ; au lieu de s’abandonner à son élan, elle se jeta brusquement de côté et revint sur le baron qui l’écarta une seconde fois, puis une troisième, toujours avec la même justesse, la même sûreté.

La fatigue et la nonchalance des écarteurs s’étaient miraculeusement envolées quand ils avaient vu le baron tomber dans l’arène, et tous en même temps ils s’y étaient abattus : provoquée de divers côtés, la Moulasse se jeta sur eux, et le baron put remonter à sa tribune pour reprendre sa place à côté d’Anie, tandis que la foule l’acclamait avec des trépignements qui menaçaient de faire écrouler le cirque sous les battements de pieds.

– Quelle émotion vous nous avez donnée ! dit madame Barincq en le complimentant.

– Je regrette de n’avoir pas eu le temps de vous affirmer que je ne courais aucun danger, dit-il simplement, avec une entière sincérité.

Une clameur lui coupa la parole, la Moulasse venait de surprendre un écarteur et elle le secouait au bout de ses cornes engagées dans la ceinture qui le serrait à la taille ; on se jeta sur elle, et il retomba sur ses pieds pour se sauver en boitant.

– Vous voyez, dit madame Barincq, le premier moment d’émoi calmé.

– C’est un maladroit.

– Crois-tu maintenant que M. d’Arjuzanx tienne à te plaire ? dit madame Barincq à sa fille, lorsqu’après la course ils se retrouvèrent tous les trois installés dans leur landau.

– En quoi ?

– En sautant dans l’arène pour te montrer son courage.

– Cela ne m’a pas plu du tout.

– Tu as eu peur ?

– Pas assez pour ne pas trouver qu’il était peu digne d’un homme de son rang de s’offrir ainsi en spectacle.

 

 

V

 

Anie, qui tous les matins donnait régulièrement quelques heures à la peinture, de son lever au déjeuner, travaillait volontiers dans l’après-midi avec son père, et c’était pour elle un plaisir de faner les foins qu’on fauchait dans les prairies et dans les îles du Gave : sa fourche à la main, elle épandait son andain sans rester en arrière ; et le soir venu, quand on chargeait l’herbe séchée sur les chars, elle apportait bravement son tas aussi lourd que celui des autres faneuses.

Ces goûts champêtres fâchaient sa mère qui les trouvait peu compatibles avec la dignité d’une châtelaine, comme elle trouvait le soleil malsain et dangereux ; n’est-ce pas lui qui est le père de tous nos maux, des insolations, des fluxions de poitrine et des taches de rousseur ? Pour se préserver de ces dangers, elle prenait toutes sortes de précautions, mais sans pouvoir les imposer, comme elle l’eût voulu, à sa fille, qui n’acceptait les grands chapeaux de paille, les voiles de gaze et les gants montant jusqu’au coude que pour les abandonner à la première occasion.

Par contre, ces goûts et cette liberté d’allures faisaient la joie de son père qui dès sa première enfance avait passionnément aimé le travail des champs, labourant aussitôt que ses bras avaient été assez longs pour tenir les emmanchons, fauchant aussitôt qu’on lui avait permis de toucher à une faulx, conduisant les bœufs, montant les chevaux, ébranchant les hauts arbres, abattant les taillis avec passion. Quel délassement, après tant d’années de vie de bureau, enfermée, étouffée, misérable, de se retrouver enfin en plein air, dans une atmosphère parfumée par les foins, les yeux charmés par la vue des choses aimées, ses bêtes, ses récoltes, tout cela dans un beau cadre de verdure que fermait au loin l’horizon changeant de la montagne dont il avait si longtemps rêvé sans espérer le revoir avant de mourir.

Levé le premier dans la maison, il commençait sa journée par la surveillance de la traite des vaches dans les étables ; puis, tout son personnel mis en train, il montait un bidet au trot doux et s’en allait inspecter les défrichements qu’il faisait exécuter pour transformer en prairies les vignes épuisées et les touyas. Cette course était longue, non seulement parce qu’il ne poussait pas son cheval dans ces chemins accidentés, mais encore parce qu’il s’arrêtait à chaque instant pour causer avec les paysans qu’il apercevait au travail dans leurs champs, ou qui, lentement, cheminaient à côté de lui. Il les interrogeait, les écoutait : étaient-ils satisfaits de leur récolte ? Et des discussions s’engageaient sur les modes de culture employés par eux, ainsi que ceux qu’il leur conseillait pour augmenter les produits de leurs terres ; ne se fâchant jamais de se heurter à la routine, s’efforçant au contraire avec patience et douceur, par des raisonnements à leur portée, de les amener à comprendre ses explications.

Au retour, il ne manquait jamais de longer le Gave sous le couvert des grands arbres, certain de rencontrer Anie, tantôt dans un coin frais, tantôt dans un îlot, en train d’achever une étude d’après nature, ce qu’elle appelait ses Corot. Comme elle dormait lorsqu’il avait quitté le château, ils ne s’étaient pas vus encore de la journée ; arrivé près d’elle, il descendait de cheval ; elle, de son côté, quittait son pliant pour venir à lui, et ils s’embrassaient :

– Tu as bien dormi ?

– Et toi, mon enfant ?

Après avoir attaché la bride de son cheval à une branche, il regardait son tableau en lui faisant ses observations et ses compliments. À la vérité, les compliments l’emportaient de beaucoup sur les critiques, car il suffisait qu’elle eût mis la main à quelque chose pour que cette chose devint admirable à ses yeux. S’il avait été habitué à un dessin plus serré et plus sévère que celui dont elle se contentait, il se disait qu’à son âge on est vieux jeu, tandis qu’elle était certainement dans le train ; il n’avait jamais été qu’un pauvre diable de manœuvre, elle était une artiste ; dans ces conditions, comment n’eût-il pas repoussé les objections qui se présentaient à son esprit !

– Certainement, tu as raison, disait-il en manière de conclusion, l’impression donnée est bien celle que tu as voulu rendre.

Et il remontait à cheval pour surveiller l’expédition du beurre qu’on avait battu en son absence, ou celle des cochons qu’on ne faisait pas sortir de la porcherie ou qu’on n’emballait pas en voiture sans qu’il y eût de terribles cris poussés malgré les précautions qu’on prenait pour les toucher.

C’était seulement après le déjeuner qu’il se trouvait libre et pouvait, si l’envie lui en prenait, s’en aller travailler aux foins avec Anie.

Comme il était fier, lorsqu’il la voyait vaillante à l’ouvrage, sans plus craindre le soleil qu’une ondée, affable avec les ouvriers, bonne avec les femmes, familière avec les enfants, se faisant aimer de tous !

Comme il était heureux quand, à l’heure du goûter, ils s’asseyaient tous deux à l’ombre d’un tilleul ou au pied d’une haie et mangeaient en bavardant la collation qu’on leur apportait du château : un morceau de pain avec un fruit ou bien une tartine de beurre mouillée d’un verre de vin blanc du pays et d’eau fraîche.

C’était le meilleur moment de sa journée, alors que, cependant, il en avait tant de bons, celui de l’intimité, des tête-à-tête, où tout peut se dire dans l’épanchement d’une tendresse partagée.

On causait à bâtons rompus du présent, du passé et aussi quelquefois de l’avenir, mais beaucoup moins de l’avenir que du passé, en gens heureux qui n’ont pas besoin d’échapper aux tristesses de ce qui est pour se réfugier, en imagination, dans ce qui sera peut-être un jour.

On s’examinait aussi : le père en se demandant si, comme le disait sa femme, il n’imposait pas à Anie une fatigue dangereuse pour sa beauté, sinon pour sa santé ; la fille, en suivant sur le visage de son père et dans son attitude les changements qui s’étaient produits en lui depuis leur installation à Ourteau, et qui se manifestaient par son air de vigueur et de bien-être, comme aussi par la sérénité de son regard.

Et souvent son premier mot, lorsqu’elle s’asseyait près de lui, était pour le complimenter :

– Tu sais que tu rajeunis ?

– Comme toi tu embellis ? Mais n’en doit-il pas être ainsi pour nous ? Quand, pendant de longues années, on a vécu d’une façon absurde qui semble savamment combinée pour dévorer la vie au tirage forcé, n’est-il pas logique que le jour où l’on se conforme aux lois de la nature, l’organisme qui n’a pas éprouvé de trop graves avaries se repose tout seul et reprenne son fonctionnement régulier ? Voilà pourquoi je suis si heureux de te voir accepter ces exercices un peu violents et ces fatigues qui ont manqué à ta première jeunesse ; sois certaine que la médecine fera un grand pas le jour où elle ordonnera les bains de soleil et défendra les rideaux et les ombrelles.

– Ils m’amusent, ces exercices.

– N’est-ce pas ?

– Il me semble que ça se voit.

– Je veux dire que tu ne regrettes pas l’existence que je vous impose.

– Je m’y suis si bien et si vite habituée que je n’en vois pas d’autre qu’on puisse prendre quand on a la liberté de son choix.

– Quelle différence entre aujourd’hui et il y a quelques mois !

– C’est en faisant cette comparaison que je me suis bien souvent demandé si les pauvres êtres courageux, mais aussi très malheureux qui acceptaient cette misère étaient vraiment les mêmes que ceux qui habitent ce château ?

– Ne pense plus au passé.

– Pourquoi donc ? N’est-ce pas précisément le meilleur moyen pour apprécier la douceur de l’heure présente ? Ce n’est pas seulement quand je suis assise, comme en ce moment, avec cette vue incomparable devant les yeux, au milieu de cette belle campagne, respirant un air embaumé, m’entretenant librement avec toi, que je sens tout le charme de la vie heureuse qu’un coup de fortune nous a donnée ; c’est encore quand, dans la tranquillité et l’isolement du matin, je travaille à une étude et que je compare ce que je fais maintenant à ce que je faisais autrefois et surtout aux conditions dans lesquelles je le faisais, avec les luttes, les rivalités, les intrigues, les fièvres de l’atelier ; si je t’avais conté mes humiliations, mes tristesses, mes journées de rage et de désespoir, comme tu aurais été malheureux !

– Pauvre chérie !

– Je ne te dis pas cela pour que tu me plaignes, d’autant mieux que l’heure des plaintes est passée ; mais simplement pour que tu comprennes le point de vue auquel j’envisage le bonheur que nous devons à l’héritage de mon oncle. Et ces comparaisons je les fais pour toi comme pour moi ; pour l’atelier Julian, comme pour les bureaux de l’Office cosmopolitain où tu avais à subir les stupidités de M. Belmanières et l’arrogance de M. Chaberton. Hein ! si nous étions rejetés, toi dans ton bureau, maman rue de l’Abreuvoir, moi à l’atelier.

– Veux-tu bien te taire !

– Pourquoi ? Il n’y a rien d’effrayant à imaginer des catastrophes qui ne peuvent pas nous atteindre ; au contraire. Et nous pouvons nous moquer de celle-là, je pense.

– Assurément.

– Quand même tes travaux ne rendraient pas tout ce que tu attends d’eux...

– Ils le rendront, et au delà de ce que j’ai annoncé ; l’expérience de ce que j’ai obtenu garantit ce que nous obtiendrons dans quelques années.

– Quand même nous en resterions où nous sommes, nous n’avons rien à craindre de la fortune ; et j’espère bien que si je me marie...

– Comment ! si tu te maries !

– J’espère bien que, si je me marie, tu prendras des précautions telles que je ne puisse jamais retomber dans la misère.

– Sois tranquille.

– Je le suis ; et c’est pour cela précisément que je ris de catastrophes qui sont purement romanesques : malheureux, on aime les romans gais qui finissent bien ; heureux, les romans tristes.

 

 

VI

 

Une après-midi qu’ils s’entretenaient ainsi à l’abri d’un bouquet de saules dont les racines trempaient dans le Gave, tandis qu’autour d’eux çà et là au caprice des amitiés, faneurs et faneuses goûtaient, et que les bœufs attelés aux chars sur lesquels on allait charger le foin plongeaient goulûment leur mufle dans l’herbe séchée, ils virent au loin Manuel, accompagné d’une personne qu’ils ne reconnurent pas tout d’abord, se diriger de leur côté à travers le pré tondu ras.

– Voilà Manuel qui te cherche, dit Anie.

– Qui est avec lui ?

– Costume gris, chapeau melon, ça ne dit rien ; pourtant la démarche ressemble à celle de M. d’Arjuzanx... c’est bien lui ; comme maman en rentrant va être fâchée de ne pas s’être trouvée au château pour le recevoir !

Quand le baron les aperçut, il renvoya le valet de chambre et s’avança seul.

Anie s’était levée.

– Tu ne t’en vas pas ?

– Pourquoi m’en irais je ?

– Pour que le baron ne te surprenne pas dans cette tenue.

– Crois-tu que si j’avais souci de ma tenue je travaillerais avec tes faneurs ?

Des brins de foin étaient accrochés à ses cheveux ainsi qu’à sa blouse de toile bleue ; elle ne prit même pas la peine de les enlever.

Quand les paroles de politesses eurent été échangées avec le baron, tout le monde se rassit sur l’herbe.

– Me pardonnez-vous de vous déranger ainsi ? dit d’Arjuzanx.

– Mais vous ne nous dérangez nullement ; les bras de ma fille pas plus que les miens ne sont indispensables à la rentrée de nos foins.

– Au moins s’y emploient-ils.

– Je trouve très amusant de jouer à la paysanne, dit Anie.

– Vous aimez la campagne, mademoiselle ?

– Je l’adore.

Le baron parut ravi de cette réponse.

L’entretien continua ; puis il languit ; le baron paraissait préoccupé, peut-être même embarrassé ; en tout cas, il ne montrait pas son aisance habituelle ; alors Anie s’éloigna sous prétexte d’un ordre à donner, et rejoignit les faneuses qui avaient repris le travail.

Pendant plus d’une heure elle vit son père et le baron marcher à travers la prairie, allant jusqu’aux jardins, puis revenant sur leurs pas, et comme le terrain était parfaitement plane sans aucune touffe d’arbuste, elle pouvait suivre leurs mouvements : ceux du baron étaient vifs, démonstratifs, passionnés ; ceux de son père, réservés ; évidemment, l’un parlait et l’autre écoutait.

Plusieurs fois, en les voyant revenir, elle crut que cette longue conversation avait pris fin, et que le baron voulait lui faire ses adieux, mais toujours ils repartaient et les grands gestes continuaient.

À la fin, cependant, ils se dirigèrent vers elle de façon à ce qu’elle ne pût pas se tromper ; alors elle alla au-devant d’eux ; cette fois c’était bien pour prendre congé d’elle.

Lorsqu’il eut disparu au bout de la prairie, Barincq dit à sa fille de laisser là sa fourche et de l’accompagner, mais ce fut seulement quand il n’y eut plus d’oreilles curieuses à craindre qu’il se décida à parler :

– Sais-tu ce que voulait M. d’Arjuzanx ?

– Te parler de choses sérieuses, si j’en juge par sa pantomime.

– Te demander en mariage.

– Ah !

– C’est tout ce que tu me réponds ?

– Je ne peux pas te dire que je suis profondément surprise de cette demande, ni que j’en suis ravie, ni que j’en suis fâchée, alors je dis : ah ! pour dire quelque chose.

– Il ne te plaît point ?

– Je serais fâchée de sa demande.

– Il te plaît ?

– J’en serais heureuse.

– Alors ?

– Alors veux-tu répondre à mes questions, au lieu que je réponde aux tiennes ?

Il fit un signe affirmatif.

– Avant tout, dis-moi si la question d’intérêt a été abordée entre vous.

– Elle l’a été.

– Sur quelle dot compte-t-il ?

– Il n’en demande pas.

– Mais il en accepte une ?

– C’est-à-dire...

– Laquelle ?

– Ne crois pas que c’est pour ta fortune que le baron veut t’épouser : c’est pour toi ; c’est parce que tu as produit sur lui une profonde impression ; c’est parce qu’il t’aime, je te rapporte ses propres paroles.

– Rapporte-moi aussi celles qui s’appliquent à la fortune.

– Pourquoi cette défiance ?

– Parce que je ne veux épouser qu’un homme qui m’aimera, et qui ne cherchera pas une affaire dans notre mariage. C’est bien le moins que notre fortune me serve à me payer ce mari-là.

– Précisément, le baron me paraît être ce mari.

– Alors répète.

– Si tu veux vivre à la campagne, son revenu, qui est d’une quarantaine de mille francs, lui permet de t’assurer une existence facile, sinon large et heureuse. Mais si la campagne ne te suffit pas, et si tu veux Paris une partie de l’année, c’est à nous de te donner une dot, celle que nous voudrons, qui te permette de faire face aux dépenses de la vie parisienne pendant trois mois, six mois, le temps que tu fixeras toi-même d’après ton budget. Là-dessus il s’en remet à toi, et à nous. Est-ce le langage d’un homme qui cherche une affaire ? Je te le demande.

Au lieu de répondre, elle continua ses questions :

– De loin je vous observais de temps en temps, et j’ai vu qu’il parlait beaucoup, tandis que toi, tu écoutais ; cependant tu as dit quelque chose.

– Sans doute.

– Qu’as-tu dit ?

– Que je devais consulter ta mère, et que je devais te consulter toi-même.

– Je pense qu’il a trouvé cela juste.

– Parfaitement. Cependant il a insisté, sinon pour avoir une réponse immédiate, au moins pour arranger les choses de façon à ce que cette réponse ne soit point dictée par la seule inspiration. Pour cela il demande que nous allions passer quelquefois la journée du dimanche à Biarritz, où nous le rencontrerons, comme par hasard, et vous pourrez vous connaître. Ce sera seulement quand cette connaissance sera faite, que tu te prononceras.

– As-tu accepté cet arrangement ?

– Il aurait dépendu de moi seul que je l’aurais accepté, car il me paraît raisonnable, Biarritz étant un terrain neutre où l’on peut se voir, sans que ces rencontres plus ou moins fortuites aient rien de compromettant qui engage l’avenir ; cependant cette fois encore j’ai demandé à vous consulter, ta mère et toi. Pouvais-je promettre d’aller à Biarritz, si au premier mot tu m’avais dit que le baron t’était répulsif ?

– Il ne me l’est pas ; et je suis disposée à croire comme toi que la dot n’est pas ce qu’il cherche dans ce mariage.

– Alors ?

– Je ne demande pas mieux que d’aller à Biarritz le dimanche, mais à cette condition qu’il sera bien expliqué et bien compris que cela ne m’engage à rien. Depuis que nous parlons de M. d’Arjuzanx, je fais mon examen de conscience, et je ne trouve en moi qu’une parfaite indifférence à son égard.