Il raille le charmant Sonnet d’Oronte et lui oppose une pauvre petite chanson sans mystère… Mais non ; ce n’est pas lui, c’est Alceste ; et Molière sait bien que, ce faisant, il rend à son tour « l’homme aux rubans verts » ridicule, s’il prétend réduire à cela la poésie. Devrons-nous, d’après Alceste, interdire à la Muse toute recherche, toute embardée, toute curiosité des profondeurs, tout risque aventureux dans la « selve obscure » ? Ne devrais-je plus, pour lui plaire, admettre dans cette anthologie que les facilités de l’évidence ?
Mais les amours sont les plus précieuses
Qu’un long labeur de l’âme et du désir
Mène à leurs fins délicieuses,
a mille fois raison d’écrire Paul Valéry. Ce qui m’encourage à avouer que je préfère, et de beaucoup, la mièvrerie de :
L’espoir il est vrai nous soulage
Et nous berce un temps notre ennui…
à la bonne franquette de
Si le roi m’avait donné
Paris, sa grand’ville…
Mais quoi ! Ne saurait-on préférer sans exclure ? Et quel désastreux appauvrissement de notre littérature s’ensuivrait, si nous devions, avec Alceste, ne reconnaître la poésie que directe et de premier jet, ou, au contraire, avec Oronte, que réfléchie, réfractée ; que crue, ou que recuite et distillée…
Aussi bien ce que je reproche à Scève, ce n’est nullement la contention qu’il impose et à lui-même et au lecteur ; c’est, au contraire, de s’être arrêté à mi-route, de n’avoir pas poussé plus loin son exigence, comme fit beaucoup plus tard Mallarmé, comme fait Valéry, de nos jours. Celui-ci dit encore : « Nos plus claires idées sont filles d’un travail obscur » ; et ce que je reproche à Scève, c’est d’accoucher trop souvent avant terme, d’idées encore mal formées ; c’est aussi de prendre pour idées des délires de scolastique. Mais, en ce temps, tous les beaux esprits, du moins ceux de cette société lyonnaise, se laissaient faussement féconder par me sorte de mysticisme routinier. Pour eux, penser, c’était, presque mécaniquement, transposer dans le négatif tout le positif de la vie. De là tous les « mourir de ne pas mourir », toutes ces présences qui sont des absences, tous ces soleils obscurs ces lumineuses ténèbres, tous les « souffrir se ouffrir » (le mot est de Scève), les entrer pour sortir, et réciproquement, et ainsi de suite. C’est l’époque qu’il faut accuser plutôt que précisément Scève et, pour son temps, déjà son effort est énorme. Les cerveaux d’alors sont des alambics imparfaits qui ne livrent quelques gouttes de pure essence qu’en laissant échapper beaucoup de vapeur et de fumée ; d’où l’atmosphère étouffante de la Délie. Qu’il fera bon respirer enfin plus à l’aise ! Vienne Ronsard qui, d’un souffle lyrique puissant, nettoiera le ciel du Parnasse de ces asphyxiantes nuées !
J’ai fait à Ronsard de larges emprunts. Il domine la poésie française de très haut et nous ne retrouverons plus qu’avec Hugo pareilles effusions lyriques. Les poètes qui’entourent ou qui lui succèdent paraissent, près de lui, froids, incertains, compassés, timorés. C’est aussi que les « honnêtes gens » du XVIIème siècle, ce public d’élite grâce auquel notre goût s’épura, n’admirent Dionysos qu’apprivoisé, soumis à des règles ; et la Muse française devint raisonnable, avant de devenir, au siècle suivant, raisonneuse, jusqu’à ne présenter plus rien de divin, de panique. L’extraordinaire génie inventif de Ronsard parut alors tumultueux et vulgaire. Son astre éblouissant subit une éclipse de plus de deux siècles. Fénelon, dans sa fameuse Lettre à l’Académie, lorsqu’il se hasarde à parler de lui, marque inconsciemment sa propre déficience et celle de son temps.
Ronsard, dit-il, avait trop entrepris tout d’un coup. Il avait forcé notre langue par des inversions trop hardies et obscures ; c’était un langage cru et informe. » Un peu plus loin, il émet ce ruineux aphorisme, où je découvre le secret de tant de lamentables arrêts de croissance : « Il faut s’arrêter dès qu’on ne se voit pas suivi de la multitude » ; et il ajoute : « La singularité est dangereuse en tout{3} ». II reconnaît aussitôt, du reste, que « l’excès choquant de Ronsard nous a un peu jetés dans l’extrémité opposée : on a appauvri, desséché et gêné notre langue. » Dans les poèmes de Ronsard, elle est riche d’une verdeur qu’elle ne retrouvera plus de longtemps.
Ce n’est qu'en 1828 que Sainte-Beuve, dans son Tableau historique et critique de la poésie française au Seizième Siècle, tentera une réhabilitation de Ronsard. Encore fut-elle bien timorée et{4} l’on peut aujourd’hui douter si plus on doit lui savoir gré d’avoir tiré de l’oubli un poète aussi admirable, ou plus lui tenir à grief de l’avoir admiré si peu, avec tant de réserves et de réticences. (Il en ira de même lorsque Melchior de Vogue présentera Dostoïevski à la France.) Sainte-Beuve se félicitait plus tard d’avoir fait là un « acte de goût » et pensait avoir pu par là « enrichir la palette de quelques tons agréables à l’œil, ajouter quelques notes aux accents connus, quelques nombres et couplets aux rythmes en usage ». On voudrait oublier le médiocre sonnet de 1827 qu’il donnait dans son Joseph Delorme ; mais lui-même y revient en 1855 et le cite au cours d’un article ; loin d’en être confus, il s’en targue :
. . . . . .
Non que j’espère encore au trône radieux
D’où jadis tu régnais, replacer ta mémoire.
Tu ne peux de si bas remonter à la gloire :
Vulcain impunément ne tombe pas des cieux. (!)
Mais qu’un peu de pitié console enfin tes mânes ;
Que, déchiré longtemps par des rires profanes,
Ton nom, d’abord fameux, recouvre un peu d’amour.
. . . . . .
Toutefois, au cours de cet article, écrit à l’occasion d’une édition nouvelle de Ronsard, il nous livre quelques réflexions fort sensées, auxquelles nous ne pouvons que souscrire, sur le « caractère presque exclusivement latin de notre littérature. » Il est vrai ; et qu’il me soit permis de crier : hélas ! Racine, Chénier même, ne nous en paraîtront que plus précieux. Mais par là s’explique (ou réciproquement) la déficience du vrai lyrisme (j’entends : le dionysiaque) et son remplacement par la rhétorique oratoire qui motivait le sévère jugement de Housman que je rapportais d’abord.
Ce n’est pas un chapitre d’histoire littéraire que j'écris ici. Simplement j’ai souci d’expliquer et de motiver mon choix et l’abondance de ce choix pour ce qui est de Ronsard. J’ai plaisir à entendre Brunetière enfin lui rendre justice. Je lis dans son Histoire de la littérature française classique : « Personne plus ou autant que ce sourd — car Ronsard était sourd ou à demi — n’a eu le sentiment des harmonies de la langue. » (Le souci de ce sentiment musical préside, je l’ai dit, à la naissance et à la formation de la présente anthologie).
1 comment