« Presque toutes les combinaisons de rythmes et de mitres dont le français est capable, il les a inventées, ou — ce qui revient exactement au même — il les a le premier mises en faveur. » (Je préférerais : mises en valeur, ou en vigueur). Brunetière ajoute : « C’est là son premier titre de gloire. » (Son vrai titre de gloire, c’est d’y avoir pleinement réussi). Nous voici sur un terrain solide :c’est celui même de l’art.

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Le génie de Ronsard est divers. Il est surtout connu par ses courts poèmes amoureux, de grâce un peu mignarde, comme :

Mignonne, allons voir si la rose…

où du reste il se montre incomparable. Mais il ne l’est pas moins, plus magnifique et particulièrement dans ses Hymnes, lorsque, avec un plus altier propos, il déclare :

Tourmenté d’Apollon, qui m’a l’âme échauffée,

Je veux plein de fureur, suivant les pas d’Orphée,

Rechercher les secrets de nature et des cieux.

C’est alors que son lyrisme s’étale ; et si j’ai fait aux Hymnes des emprunts abondants, c’est parce que les longs extraits que j’en donne révéleront, je crois, pour un grand nombre de lecteurs un Ronsard insoupçonné{5}  ; c’est aussi parce que le plus grand Ronsard me paraît à la fois le meilleur. On a trop vu l’amour alimenter sa poésie ; sa majeure source d’inspiration, c’est l’ivresse ; une ivresse mythologique, philosophique, chrétienne même parfois (mais d’un christianisme qui s’allie étrangement au paganisme) à laquelle il doit cette sorte de transport lyrique, cette éruption verbale surabondante, intempérée, qui devait écarter de lui les lecteurs à tête froide des siècles suivants et qui ne sera retrouvée, égalée, dépassée que, beaucoup plus tard, par Hugo.

Il faut bien tolérer dès lors que, dans ses grands Hymnes, tout ne soit pas excellent ; on y trouve de la surcharge et souvent même du fatras. J’ai dû couper. Je sais bien que cela n’est pas d’usage, et presque toutes les anthologies ne donnent, à part quelques rares exceptions, que des pièces entières. Il vaut évidemment mieux connaître un poème dans son ensemble et c’est seulement ainsi que l’on peut juger de sa composition, de son élan, de son allure, fût-ce également de ses défauts. Pour ce qui est des Hymnes de Ronsard en particulier, presque tous sont démesurés. Si je ne m’étais astreint à ne citer qu’in extenso, force eût été de limiter mon choix. Trancher dans le vif m’a paru préférable, également pour cette autre raison : il arrive trop souvent, dans la lecture d’un long poème, que l’attention se lasse et, s’essoufflant sur du moins bon, lâche prise avant d’arriver aux passages excellents qui motivaient le choix du poème.

Le génie de Ronsard reste discursif ; il s’étale en surface et jamais n’obtient, ne cherche même, par concentration, la profondeur. Il se contente vite et rime négligemment, fiançant des vocables de même formation et, pour ainsi dire consanguins, qui ne satisfont que trop facilement l’oreille sans apporter quoi que ce soit de surprenant et de hardi ; nous trouvons, dans un seul sonnet : verdoyantes, ondoyantes, roussoyantes, blondoyantes. C’est méconnaître le ravissement causé par l’inattendu rapprochement de mots étrangers l’un à l’autre et par le tour de force de l’esprit qui parvient à les accointer ; qui, chez Hugo, tiendra souvent lieu de pensée. Mais cette infirmité n’est pas particulière à Ronsard ; déjà nous en souffrions avec Maurice Scève, et nous en souffrirons avec bien d’autres.

Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime,

écrit assez platement Boileau. En ce temps et longtemps ensuite, aucun poète ne songeait encore à aller la chercher bien loin ; la plus voisine et « sous la main » semblait presque toujours la mieux venue. Sachons gré à Malherbe de s'être montré, sur ce point entre autres, plus difficile et même parfois d’une excessive rigueur.

III

Il n'est pas dans mes intentions de présenter ici chacun des auteurs que je cite. D'un grand nombre d’entre eux, je n’aurais rien de neuf à dire et d’excellentes histoires de la littérature renseigneront les lecteurs beaucoup mieux que je ne saurais faire : il n’est que de s’y reporter.

Ceci pourtant : on a, ces derniers temps, surfait à plaisir la valeur poétique de Louise Labé, parallèlement à celle de Maurice Scève. J’ai choisi, parmi ses sonnets, ceux qui m’ont paru les meilleurs et les cite en entier, en dépit des vers, d’une platitude et d’une gaucherie désolantes, qui les déparent.

Et quand je suis quasi toute cassée

Et que je suis mise en mon lit lassée…

O doux sommeil, ô nuit à moi heureuse…

N’est-il raison te prier de permettre,

Amour, que puisse à mes tourments fin mettre… etc.

Pour admirer pleinement ces appels amoureux, il faut certes quelque complaisance et je ne puis me retenir de croire que la figure même de « la belle Cordière » entre pour beaucoup dans cette sorte de culte que certains lui vouent, comme il advint récemment et plus abusivement encore pour la Comtesse de Noailles.
 
 

Baïf… dommage qu’il ne fût pas poétiquement mieux doué. Ses recherches sont intéressantes et j'ai soin de citer quelques vers de lui, d'un rythme très particulier ; mais il semble que son effort, non suivi, allât à rencontre du génie même de notre langue ; au surplus, dans toute son œuvre, on ne cesse point de sentir le labeur et l’application. Tahureau, mort trop jeune, Passerai, Garnier, Joachim du Bellay surtout et l’âpre Agrippa d’Aubigné, sont bien autrement authentiques.
 
 

La gloire de Desportes fut, de son temps, presque égale à celle de Ronsard, mais suivie d’un presque aussi injuste oubli. On estimera peut-être que, par protestation, je verse dans un autre excès. J’ai pris plaisir à présenter, de préférence, certains poèmes de lui moins connus que ceux que l’on cite communément et, me semble-t-il, non moins beaux ou non moins dignes d’attention ; en particulier tel sonnet, où l’exemple d’anacoluthe le plus hardi que je connaisse :

Le temps léger s’enfuit sans m’en apercevoir.

 

De Molière et de Corneille, de Racine surtout, je préférerais ne rien donner, plutôt que me borner à quelques rares pièces lyriques où ne transparaît que bien insuffisamment leur génie. D’autre part la poésie dramatique n’entrait point dans mon programme. En vain j’ai cherché pour Corneille, dans sa paraphrase rimée de l’Imitation, quelque strophe digne d’être retenue. Corneille y fait sans doute œuvre pie ; mais sa piété même y reste conventionnelle et guindée ; je n’y vois de part en part, que rhétorique, et encore sans belle invention. Les Hymnes de Racine, certes, sont autrement émouvantes ; mais qu’est-ce là, près des accents incomparables de ses tragédies ? Afin de faire figurer à tout prix son nom dans cette anthologie lyrique, donner ces quelques vers plutôt que les aveux de Phèdre, que le discours de Mithridate à ses fils, que les plaintes de Bérénice ou d’Iphigénie, que le dialogue entre Athalie et Eliacin… c’est presque le trahir.

Il y a plus : la poésie de Racine, essentiellement dramatique, ne déploie sa pleine valeur qu’à la scène. Le vers appelle le geste et le commande (le bon acteur sait que le geste, presque toujours, doit précéder le vers qui l’explique : lorsque Phèdre dit à Œnone : « Arrêtons-nous ici… » c’est déjà qu’elle s’est arrêtée.) Et sans doute la poésie des tragédies de Corneille également est ou se voudrait active, encore qu’elle reste souvent ergoteuse ; mais les gestes qu’elle dicte ne sont le plus souvent que ceux de grands pantins sublimes.