Elle boucla elle-même sous son ventre chaud une ceinture de jeune fille qui du haut des reins s'inclinait en suivant la ligne creuse des aines ; à ses oreilles elle passa de grands anneaux circulaires, à ses doigts des bagues et des sceaux, à son cou trois colliers de phallos d'or ciselés à Paphos par les hiérodoules.

Elle se regarda quelque temps, ainsi nue entre ses bijoux ; puis tirant du coffre où elle l'avait pliée une vaste étoffe transparente de lin jaune, elle la fit tourner tout autour d'elle et s'en drapa. Des plis diagonaux sillonnaient le peu qu'on voyait de son corps à travers le tissu léger ; un de ses coudes saillait sous la tunique serrée, et l'autre bras, qu'elle avait laissé nu, portait relevée la longue queue, afin d'éviter qu'elle traînât dans la poussière.

Elle prit à la main son éventail de plumes, et sortit nonchalamment.

Debout sur les marches du seuil, la main appuyée au mur blanc, Djala seule laissa la courtisane s'éloigner.

Elle marchait lentement, le long des maisons, dans la rue déserte où tombait le clair de lune. Une petite ombre mobile palpitait derrière ses pas.

 

 

LIVRE PREMIER, CHAPITRE II

 

Sur la jetée d'Alexandrie, une chanteuse debout chantait. à ses côtés, étaient deux joueuses de flûte, assises sur le parapet blanc.

I
les satyres ont poursuivi dans les bois les pieds légers des oréades.
ils ont chassé les nymphes sur les montagnes,
effarouché leurs sombres yeux,
saisi leurs chevelures comme des ailes,
pris leurs seins de vierge à la course
et courbé leurs torses chauds à la renverse
sur la mousse verte humectée,
et les beaux corps, les beaux corps semi-divins
s'étiraient avec la souffrance...
érôs fait crier sur vos lèvres, ô femmes !
le désir douloureux et doux.

les joueuses de flûte répétèrent :

" érôs !

-érôs ! " et gémirent dans leurs doubles roseaux.

II
Cybèle a poursuivi à travers la plaine
Attys, beau comme l'Apollon.
érôs l'avait frappée au coeur, et pour lui,
ô totoï ! Mais non lui pour elle,
pour être aimée, dieu cruel, mauvais érôs,
tu n'as de secret que la haine...
à travers les prés, les vastes champs lointains,
la Cybèle a chassé l'Attys
et parce qu'elle adorait le dédaigneux,
elle a fait entrer dans ses veines
le grand souffle froid, le souffle de la mort.
ô désir douloureux et doux !

" érôs !

-érôs ! " des cris aigus issirent des flûtes.

III
le chèvre-pieds a poursuivi jusqu'au fleuve
la Syrinx, fille de la source.
le pâle érôs qui aime le goût des larmes
la baisait au vol, joue à joue ;
et l'ombre frêle de la vierge noyée
a frémi, roseaux, sur les eaux ;
mais érôs possède le monde et les dieux,
il possède même la mort.
sur la tombe aquatique il cueillit pour nous
tous les joncs, et d'eux fit la flûte...
c'est une âme morte qui pleure ici, femmes,
le désir douloureux et doux.

tandis que les flûtes continuaient le chant lent du dernier vers, la chanteuse tendit la main aux passants qui faisaient cercle autour d'elle, et recueillit quatre oboles qu'elle glissa dans sa chaussure.

Peu à peu, la foule s'écoulait, innombrable, curieuse d'elle-même et se regardant passer. Le bruit des pas et des voix couvrait même le bruit de la mer. Des matelots tiraient, l'épaule courbée, des embarcations sur le quai. Des vendeuses de fruits passaient, leurs corbeilles pleines dans les bras.

Des mendiants quêtaient, d'une main tremblante. Des ânes chargés d'outres emplies trottaient devant le bâton des âniers. Mais c'était l'heure du coucher du soleil ; et plus nombreuse que la foule active, la foule désoeuvrée couvrait la jetée. Des groupes se formaient de place en place, entre lesquels erraient les femmes. On entendait nommer les silhouettes connues. Les jeunes gens regardaient les philosophes, qui contemplaient les courtisanes.

Celles-ci étaient de tout ordre et de toute condition, depuis les plus célèbres, vêtues de soies légères et chaussées de cuir d'or, jusqu'aux plus misérables qui marchaient les pieds nus. Les pauvres n'étaient pas moins belles que les autres, mais moins heureuses seulement, et l'attention des sages se fixait de préférence sur celles dont la grâce n'était pas altérée par l'artifice des ceintures et l'encombrement des bijoux. Comme on était à la veille des aphrodisies, ces femmes avaient toute licence de choisir le vêtement qui leur seyait le mieux, et quelques-unes des plus jeunes s'étaient même risquées à n'en point porter du tout. Mais leur nudité ne choquait personne, car elles n'en eussent pas ainsi exposé tous les détails au soleil, si l'un d'eux se fût signalé par le moindre défaut qui prêtât aux railleries des femmes mariées.

" Tryphéra ! Tryphéra ! " et une jeune courtisane d'aspect joyeux bouscula quelques passants pour rejoindre une amie entrevue.

" Tryphéra ! Es-tu invitée ?

-où cela ? Séso ?

-chez Bacchis.

-pas encore. Elle donne un dîner ?

-un dîner ? Un banquet, ma chère. Elle affranchit sa plus belle esclave, Aphrodisia, le second jour de la fête.

-enfin ! Elle a fini par s'apercevoir qu'on ne venait plus chez elle que pour sa servante.

-je crois qu'elle n'a rien vu. C'est une fantaisie du vieux Chérès, l'armateur du quai. Il a voulu acheter la fille dix mines ; Bacchis a refusé.

Vingt mines ; elle a refusé encore.

-elle est folle.

-que veux-tu ? C'était son ambition d'avoir une esclave libérée. D'ailleurs, elle a eu raison de marchander. Chérès donnera trente-cinq mines, et, pour ce prix-là, la fille s'affranchit.

-trente-cinq mines ? Trois mille cinq cents drachmes ? Trois mille cinq cents drachmes pour une négresse !

-elle est fille de blanc.

-mais sa mère est noire.

-Bacchis a déclaré qu'elle ne la donnerait pas à meilleur marché, et le vieux Chérès est si amoureux qu'il a consenti.

-est-il invité, lui, au moins ?

-non ! Aphrodisia sera servie au banquet comme dernier plat, après les fruits. Chacun y goûtera selon son gré, et c'est le lendemain seulement qu'on doit la livrer à Chérès ; mais j'ai peur qu'elle ne soit fatiguée...

-ne la plains pas ! Avec lui elle aura le temps de se remettre. Je le connais, Séso. Je l'ai regardé dormir. " elles rirent ensemble de Chérès. Puis elles se complimentèrent.

" tu as une jolie robe, dit Séso. C'est chez toi que tu l'as fait broder ? " la robe de Tryphéra était une mince étoffe glauque entièrement brochée d'iris à larges fleurs. Une escarboucle montée d'or la plissait en fuseau sur l'épaule gauche ; la robe retombait en écharpe, entre les deux seins, en laissant nu le côté droit du corps jusqu'à la ceinture de métal ; une fente étroite qui s'entr'ouvrait et se refermait à chaque pas révélait seule la blancheur de la jambe.

" Séso ! Dit une autre voix, Séso et Tryphéra, venez, si vous ne savez que faire.