Dieu récompense l'âme qui pense à lui avec attention et amour, et il la récompense en exerçant sur elle une contrainte rigoureusement, mathématiquement proportionnelle à cette attention et à cet amour. Il faut s'abandonner à cette poussée, courir jusqu'au point précis où elle mène, et ne pas faire un seul pas de plus, même dans le sens du bien. En même temps, il faut continuer à penser à Dieu avec toujours plus d'amour et d'attention, et obtenir par ce moyen d'être poussé toujours davantage, d'être l'objet d'une contrainte qui s'empare d'une partie perpétuellement croissante de l'âme. Quand la contrainte s'est emparée de toute l'âme, on est dans l'état de perfection. Mais à quelque degré que l'on soit, il ne faut rien accomplir de plus que ce à quoi on est irrésistiblement poussé, non pas même en vue du bien.
Je me suis interrogée aussi sur la nature des sacrements, et je vais vous dire aussi ce qu'il m'en semble.
Les sacrements ont une valeur spécifique qui constitue un mystère, en tant qu'ils impliquent une certaine espèce de contact avec Dieu, contact mystérieux, mais réel. En même temps ils ont une valeur purement humaine en tant que symboles et cérémonies. Sous ce second aspect ils ne diffèrent pas essentiellement des chants, gestes et mots d'ordre de certains partis politiques ; du moins ils n'en diffèrent pas essentiellement par eux-mêmes ; bien entendu, ils en diffèrent infiniment par la doctrine à laquelle ils se rapportent. Je crois que la plupart des fidèles ont contact avec les sacrements seulement en tant que symboles et cérémonies, y compris certains qui sont persuadés du contraire. Si stupide que soit la théorie de Durkheim confondant le religieux avec le social, elle enferme pourtant une vérité ; à savoir que le sentiment social ressemble à s'y méprendre au sentiment religieux. Il y ressemble comme un diamant faux à un diamant vrai, de manière à faire méprendre effectivement ceux qui ne possèdent pas le discernement surnaturel. Au reste la participation sociale et humaine aux sacrements en tant qu'ils sont des cérémonies et des symboles est une chose excellente et salutaire, à titre d'étape, pour tous ceux dont le chemin est tracé sur cette voie. Pourtant ce n'est pas là une participation aux sacrements comme tels. je crois que seuls ceux qui sont au-dessus d'un certain niveau de spiritualité peuvent avoir part aux sacrements en tant que tels. Ceux qui sont au-dessous de ce niveau, quoi qu'ils fassent, aussi longtemps qu'ils ne l'ont pas atteint, n'appartiennent pas à proprement parler à l'Église.
En ce qui me concerne, je pense être au-dessous de ce niveau. C'est pour cela que je vous ai dit, l'autre jour, que je me regarde comme étant indigne des sacrements. Cette pensée ne vient pas, comme vous l'avez cru, d'un excès de scrupule. Elle est fondée d'une part sur la conscience de fautes bien définies dans l'ordre de l'action et des rapports avec les êtres humains, fautes graves et même honteuses, que certainement vous jugeriez telles, et de plus assez fréquentes ; d'autre part, et plus encore, sur un sentiment général d'insuffisance. je ne m'exprime pas ainsi par humilité. Car si je possédais la vertu d'humilité, la plus belle des vertus peut-être, je ne serais pas dans cet état misérable d'insuffisance.
Pour en finir avec ce qui me regarde, je me dis ceci. L'espèce d'inhibition qui me retient hors de l'Église est due soit à l'état d'imperfection où je me trouve, soit à ce que ma vocation et la volonté de Dieu s'y opposent. Dans le premier cas, je ne peux pas remédier directement à cette inhibition, mais seulement indirectement en devenant moins imparfaite, si la grâce m'y aide. À cet effet il faut seulement d'une part s'efforcer d'éviter les fautes dans le domaine des choses naturelles, d'autre part mettre toujours davantage d'attention et d'amour dans la pensée de Dieu. Si la volonté de Dieu est que j'entre dans l'Église, il m'imposera cette volonté au moment précis où je mériterai qu'il me l'impose.
Dans le second cas, si sa volonté n'est pas que j'y entre, comment y entrerais-je ? je sais bien ce que vous m'avez souvent répété, à savoir que le baptême est la voie commune du salut - au moins dans les pays chrétiens - et qu'il n'y a absolument aucune raison pour que j'aie une voie exceptionnelle. Cela est évident. Mais pourtant, au cas où en fait il ne m'appartiendrait pas de passer par là, que pourrais-je y faire ? S'il était concevable qu'on se damne en obéissant à Dieu et qu'on se sauve en lui désobéissant, je choisirais quand même l'obéissance.
Il me semble que la volonté de Dieu n'est pas que j'entre dans l'Église présentement. Car, je vous l'ai déjà dit, et c'est encore vrai, l'inhibition qui me retient ne se fait pas moins fortement sentir dans les moments d'attention, d'amour et de prière que dans les autres moments. Et cependant j'ai éprouvé une très grande joie à vous entendre dire que mes pensées, telles que je vous les ai exposées, ne sont pas incompatibles avec l'appartenance à l'Église, et que par suite je ne lui suis pas étrangère en esprit.
Je ne puis m'empêcher de continuer à me demander si, dans ces temps où une si grande partie de l'humanité est submergée de matérialisme, Dieu ne veut pas qu'il y ait des hommes et des femmes qui se soient donnés à lui et au Christ et qui pourtant demeurent hors de l'Église.
En tout cas, lorsque je me représente concrètement et comme une chose qui pourrait être prochaine l'acte par lequel j'entrerais dans l'Église, aucune pensée ne me fait plus de peine que celle de me séparer de la masse immense et malheureuse des incroyants. J'ai le besoin essentiel, et je crois pouvoir dire la vocation, de passer parmi les hommes et les différents milieux humains en me confondant avec eux, en prenant la même couleur, dans toute la mesure du moins où la conscience ne s'y oppose pas, en disparaissant parmi eux, cela afin qu'ils se montrent tels qu'ils sont et sans se déguiser pour moi. C'est que je désire les connaître afin de les aimer tels qu'ils sont. Car si je ne les aime pas tels qu'ils sont, ce n'est pas eux que j'aime, et mon amour n'est pas vrai.
1 comment