Matin et soir ils faisaient l’exercice sur le même champ de manœuvres poudreux. Pendant deux longues années ils flânèrent çà et là sur la même étendue de poudreuse route blanche, fréquentèrent la même église et le même estaminet, et dormirent dans la même grande baraque de caserne blanchie à la chaux. Il y avait d’abord Mulvaney, doyen de la bande, un vieux de la vieille, balafré, qui avait servi dans divers régiments depuis les Bermudes jusqu’à Halifax, homme turbulent, plein de ressources, et dans ses heures de vertu, soldat inégalable. C’est à lui que s’adressait pour avoir aide et réconfort un gars du Yorkshire de six pieds et demi, aux mouvements lents, au pas pesant, né dans les bois, nourri dans les vallons, et qui avait reçu sa principale éducation parmi les camions de rouliers derrière la gare du chemin de fer d’York. Il se nommait Learoyd, et sa qualité majeure était une patience à toute épreuve, qui lui servait à gagner les combats. Comment Ortheris, une espèce de fox-terrier de cockney, en vint jamais à faire partie du trio, c’est là un mystère, que même aujourd’hui je ne saurais expliquer. « Nous avons toujours été trois, me répétait Mulvaney. Et, par la grâce de Dieu, tant que durera notre service, nous serons toujours trois. Cela vaut mieux ainsi. »

Ils ne souhaitaient aucune compagnie en dehors de la leur propre, et tout homme du régiment qui leur cherchait dispute s’en trouvait mal. En ce qui regardait Mulvaney et le gars du Yorkshire, l’argument physique était hors de cause ; et s’en prendre à Ortheris entraînait une attaque combinée de ces jumeaux… affaire que même cinq hommes ne tenaient pas à se mettre sur les bras. Ils prospéraient donc, partageant leurs boissons, leur tabac et leur argent ; la bonne fortune et la mauvaise ; la bataille et les chances de mort ; la vie et les chances de bonheur, de Calicut au sud, à Peshawer dans l’Inde septentrionale. Sans aucun mérite de ma part, j’eus la bonne fortune d’être dans une certaine mesure admis dans leur confrérie… franchement dès le début par Mulvaney, mornement et avec résistance par Learoyd, et soupçonneusement par Ortheris, qui prétendait qu’aucun homme n’appartenant pas à l’armée ne pouvait fraterniser avec un habit rouge. « Les pareils s’assemblent, disait-il. Je suis un soldat de malheur… et lui un civil de malheur. Ce n’est pas naturel… et c’est tout. »

Mais ce ne fut pas tout, ils s’amadouèrent peu à peu, et à la longue me racontèrent de leurs vies et de leurs aventures plus que je ne trouverai sans doute place ici d’en conter.

Sans autre préambule, cette histoire commence par la soif déplorable qui fut à l’origine des causes premières. Jamais il n’y eut pareille soif : c’est Mulvaney qui me le déclara. Tous trois s’insurgèrent contre leur vertu forcée, mais la tentative ne réussit qu’en ce qui concernait Ortheris. Celui-ci, dont les talents étaient nombreux, s’en alla par les grands chemins et vola un chien à un « civil »… autrement dit quelqu’un, il ignorait qui, n’appartenant pas à l’armée. Or ce quelqu’un était tout récemment devenu le parent par alliance du colonel du régiment, et des protestations s’élevèrent des côtés où Ortheris s’y attendait le moins, si bien que finalement ce dernier se vit forcé, crainte de pis, de se défaire à un prix dérisoirement peu rémunérateur du petit fox le plus plein d’espérances qui ait jamais agrémenté le bout d’une laisse. L’argent de la vente lui suffit tout juste à se payer une petite bordée qui le mena à la salle de police. Il s’en tira néanmoins à Bon compte avec une sévère réprimande et quelques heures de peloton de punition. Ce n’était pas pour rien qu’il avait acquis la réputation d’être « le meilleur soldat de sa taille » dans tout le régiment.

Mulvaney avait inculqué à ses compagnons, comme premiers articles de leur credo, la propreté et la bonne condition physiques. « Un homme sale, disait-il, dans le langage de ses pareils, va au clou pour une faiblesse dans les genoux, et passe en conseil de guerre pour une paire de chaussettes qui lui manque ; mais un homme propre, qui fait honneur à son arme… un homme dont les boutons sont d’or, dont la tunique se moule sur lui comme cire, et dont le fourniment est sans tache… cet homme-là peut, en raison soit dit, faire ce qu’il veut et boire du matin au soir. Voilà ce qu’on gagne à être convenable. »

Nous étions un jour loin des casernes, installés ensemble dans l’ombre d’un ravin où il coulait de l’eau par temps de pluie. Derrière nous c’était la jungle de brousse, dans laquelle chacals et paons étaient censés gîter, avec le loup gris du nord-ouest et à l’occasion un tigre fourvoyé hors de l’Inde centrale. Devant nous s’étalait la garnison, d’un blanc éclatant sous un soleil aveuglant, et de chaque côté de laquelle filait la grand’route qui mène à Delhi.

La vue de la brousse me fit comprendre combien Mulvaney avait été sage de prendre un jour de congé et d’aller faire une tournée de chasse. Le paon est un oiseau sacré dans toute l’Inde et quiconque en tue un s’expose à être malmené par les paysans les plus proches ; mais lors de sa dernière sortie Mulvaney avait réussi, sans le moins du monde offenser les susceptibilités des religions locales, à revenir avec six belles peaux de paons qu’il vendit un bon prix. Cet exploit nous semblait alors très réalisable.

— Mais à quoi ça me servirait-il d’y aller sans boire un coup ? Le terrain est sec et en marchant la poussière vous entre dans la gorge à vous tuer, geignait Mulvaney, en me regardant avec amertume. Et un paon n’est pas de ces oiseaux qu’on peut attraper par la queue sans courir. Est-ce qu’on peut courir en ne buvant que de l’eau… et de l’eau de jungle encore ?

Ortheris avait envisagé la question sous toutes ses faces.