Tout en mâchonnant méditativement le tuyau de sa pipe, il prononça :
— Va-t’en, retour glorieux,
Aux royales demeures de Clusium ;
À ces temples sacrés sont suspendus
Les sacrés boucliers de Rome.
Tu feras mieux d’y aller. Tu ne vas tout de même pas te flanquer une balle… du moins tant qu’il reste une chance de boire un coup. Learoyd et moi nous resterons au logis pour garder la boutique… dans le cas où il surviendrait quelque chose. Mais toi tu vas sortir avec un fusil en tuyau de gaz et attraper des petits paons ou autre chose. Tu peux obtenir une permission de la journée : c’est facile comme bonjour. Va donc chercher le fusil et rapporte-nous des paons ou autre chose.
— Jock ! fit Mulvaney, s’adressant à Learoyd.
Celui-ci, qui dormait à moitié dans l’ombre de la berge, se leva lentement et dit :
— Sûr, Mulvaney, vas-y.
Et Mulvaney y alla ; mais il maudit ses alliés avec une verbosité irlandaise et un esprit de caserne.
Ayant obtenu sa permission, il réapparut vêtu de ses plus mauvais effets, avec à la main la seule canardière du régiment.
— Prenez note, dit-il, prenez note, Jock, et toi aussi, Ortheris, que je m’en vais de mon propre gré… rien que pour vous faire plaisir. Je crains qu’il n’arrive du vilain de chasser subrepticement les paons dans ce pays de malheur… et je sais que je vais tomber mort de soif. Je vais attraper des paons pour vous, bougres de fainéants… et me faire massacrer par les paysans.
Il nous salua de sa large patte et s’éloigna.
Au crépuscule, longtemps avant l’heure fixée, il s’en revint les mains vides, tout barbouillé de poussière.
— Et les paons ? interrogea Ortheris, de la couche indolente d’une table de chambrée, sur laquelle il fumait assis en tailleur, tandis que Learoyd dormait à poings fermés sur un banc.
— Jock, dit Mulvaney en réveillant le dormeur. Jock, es-tu capable de te battre ? Veux-tu te battre ?
Très lentement le sens de ces paroles pénétra l’homme encore mal réveillé. Il comprenait… et pourtant… qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Mulvaney le secouait férocement. De leur côté les hommes de la chambrée hurlaient de joie. C’était enfin la guerre dans la confédération… la guerre et la rupture des liens.
Le protocole de la caserne est formel. Au défi direct doit succéder la réplique immédiate. Cette règle est plus impérieuse que les liens d’une amitié éprouvée. Une fois de plus Mulvaney répéta la question. Learoyd répondit par les seuls moyens en son pouvoir, et si rapidement que l’Irlandais eut à peine le temps d’esquiver le coup. Autour d’eux le rire redoubla. Avec ahurissement Learoyd regarda son ami… lui-même tout aussi ahuri. Ortheris se laissa tomber à bas de la table. Sa conception du monde s’écroulait.
— Venez dehors, dit Mulvaney.
Et comme les occupants de la chambre s’apprêtaient joyeusement à les suivre, il se retourna et leur lança rageusement :
— Il n’y aura pas de bataille ce soir… à moins que l’un de vous ne soit désireux d’y prendre part. Que celui qui y est disposé nous suive.
Personne ne bougea. Les trois sortirent au clair de lune, Learoyd tout en défaisant fiévreusement les boutons de sa tunique. À part les chacals glapissants, le champ de manœuvres était désert. L’impétueux élan de Mulvaney avait déjà entraîné ses compagnons au loin en terrain découvert lorsque Learoyd tenta de se retourner et de reprendre la discussion.
— Restez tranquilles à présent… Jock, ç’a été ma faute du début des choses au milieu de la fin. J’aurais dû commencer par des explications, mais je te le répète, Jock mon bon, sur ton âme, es-tu prêt, penses-tu, pour le combat le plus beau qui fut jamais… un meilleur que de te battre avec moi ? Réfléchis avant de répondre.
Plus que jamais intrigué, Learoyd fit deux ou trois tours sur lui-même, tâta son biceps, essaya d’un coup de pied, et répondit :
— Je suis prêt.
Il avait l’habitude de se battre aveuglément sur l’ordre de l’intelligence supérieure.
Ils s’assirent à terre, surveillés de loin par les hommes, et en de fortes paroles Mulvaney s’expliqua :
— Suivant votre plan d’imbéciles, j’arrivai au-delà des casernes, dans le désert inexploré. Et là je rencontrai un pieux Hindou conduisant une charrette à bœufs. Je ne doutai pas qu’il serait enchanté de m’emmener un bout, et je sautai à son bord.
— Espèce de grand fainéant de porc à cheveux noirs, blagua Ortheris, qui eût fait comme lui en pareille circonstance.
— C’était le comble de l’adresse. Ce négro me charria pendant des kilomètres et des kilomètres… jusqu’à la nouvelle ligne de chemin de fer que l’on est en train de construire derrière la rivière du Tavi.
« Ce n’est qu’un vil chariot à ordures », répétait craintivement mon homme de temps à autre, pour me faire descendre. « Ordure je suis, que je répondais, et la pire que tu aies jamais charriée. Va toujours, mon fils, et que la gloire soit avec toi. » Là-dessus je m’endormis, sans plus rien savoir jusqu’au moment où il fit halte devant le talus de la voie où les coolies entassaient de la terre.
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