Mais… rien de plus.

Pour empêcher son esprit de vagabonder jusqu’à l’arrivée de la chaloupe, il tenta de l’occuper en tournant et en retournant d’une façon purement spéculative quelques-unes des moindres particularités du capitaine et de l’équipage. Entre autres, quatre faits singuliers lui revinrent en mémoire.

D’abord, l’affaire du mousse espagnol assailli à coups de couteau par l’esclave ; et cela au vu de Don Benito. En second lieu, le noir Atufal tyranniquement traité par Don Benito, à la manière d’un taureau du Nil qu’un enfant mènerait par un anneau passé dans les narines. Troisièmement, le matelot piétiné par les deux nègres, insolence qui avait passé sans l’ombre d’une réprimande. Quatrièmement, la rampante soumission dont faisaient preuve à l’égard de leur maître les éléments subalternes du navire, pour la plupart des noirs, comme s’ils craignaient de provoquer pour la moindre inadvertance son déplaisir despotique.

Ces différents faits, rapprochés les uns des autres, semblaient quelque peu contradictoires. Mais qu’en déduire, pensa le capitaine Delano en jetant un coup d’œil sur la chaloupe qui gagnait à présent du terrain, qu’en déduire ? Eh ! bien, ce Don Benito est un commandant fort capricieux. Mais ce n’est pas le premier de cette sorte que je rencontre, bien que je doive avouer qu’il l’emporte sur tous les autres. D’ailleurs ces Espagnols – continua-t-il en poursuivant ses rêveries – sont une drôle de nation ! le mot même d’Espagnol rend un curieux son de conspirateur, un son à la Guy Fawkes. Et pourtant, dans l’ensemble, les Espagnols sont assurément d’aussi braves gens que quiconque à Duxbury, Massachusetts. Ah ! bon ! Voici enfin Rover.

Tandis que la chaloupe et sa cargaison bienvenue touchaient au flanc du navire, les étoupiers, avec des gestes vénérables, s’efforçaient de contenir les noirs qui, à la vue des trois barils d’eau à ceintures de fer couchés au fond de l’embarcation et des citrouilles racornies empilées à l’avant, se penchaient par-dessus les pavois dans une exultation désordonnée.

Don Benito parut alors avec son serviteur, le tumulte hâtant peut-être sa venue. Le capitaine Delano lui demanda la permission de distribuer l’eau lui-même, afin que tous eussent la même part et qu’ils ne se fissent point de mal en buvant avec excès. Mais cette offre si sensée et si pleine d’égard pour Don Benito fut reçue avec une sorte d’impatience, comme si ce dernier, sachant que l’énergie d’un chef lui faisait défaut et nourrissant la vraie jalousie de la faiblesse, ressentait toute intervention comme une offense. C’est ainsi, du moins, qu’en jugea le capitaine Delano.

Un instant après, comme l’on hissait les barils à bord, dans leur précipitation quelques-uns des nègres bousculèrent accidentellement le capitaine Delano qui se tenait sur le passavant ; sans prendre garde à Don Benito, celui-ci, cédant à l’impulsion du moment, ordonna aux noirs de reculer sur un ton d’autorité bienveillante ; recourant, pour renforcer ses paroles, à un geste mi-enjoué, mi-menaçant. Instantanément les noirs s’arrêtèrent à l’endroit précis où ils se trouvaient, chaque nègre et chaque négresse se figeant dans la posture même où le mot l’avait surpris – et demeurant ainsi pendant quelques secondes – tandis qu’une syllabe inconnue courait d’un homme à l’autre entre les étoupiers juchés sur leur perchoir, comme entre les postes successifs d’un télégraphe. L’attention du capitaine Delano était absorbée par cette scène, lorsque les polisseurs de hachettes se levèrent soudain à demi, et Don Benito poussa un cri rapide.

Pensant être massacré au signal de l’Espagnol, le capitaine Delano allait bondir dans sa chaloupe, lorsque les étoupiers, sautant au milieu de la foule avec de vives exclamations, firent reculer noirs et blancs et les exhortèrent en substance avec des gestes amicaux, familiers, presque enjoués, à ne point faire les sots. Simultanément, les polisseurs de hachettes reprirent tranquillement leurs sièges, comme autant de tailleurs ; et l’on recommença aussitôt à hisser les barils comme si rien ne s’était passé, noirs et blancs chantant au palan.

Le capitaine Delano jeta un coup d’œil sur Don Benito. Lorsqu’il vit l’invalide au corps chétif reprendre peu à peu ses sens dans les bras du serviteur où son agitation l’avait encore jeté, il ne put que s’étonner de la panique qui s’était tout à coup emparée de lui : ce commandant qui, comme on venait de le voir, perdait tout empire sur lui-même pour un incident aussi légitime et aussi banal, comment avait-il pu le croire sur le point de perpétrer son assassinat avec une énergique iniquité ?

Les barils une fois sur le pont, le capitaine Delano reçut un certain nombre de jarres et de timbales des mains de l’un des aides du commis aux vivres qui, au nom de Don Benito, le pria de distribuer l’eau comme il l’avait proposé. Il s’exécuta, faisant preuve d’une impartialité républicaine à l’endroit de cet élément républicain qui cherche toujours un niveau égal, et servant le plus jeune des noirs tout aussi bien que le plus âgé des blancs ; hormis toutefois le pauvre Don Benito dont la condition, sinon le rang, exigeait une ration supplémentaire. C’est à lui en premier lieu que le capitaine Delano offrit le liquide en quantité abondante ; mais quelque désir qu’il pût avoir de cette eau fraîche, Don Benito n’en avala pas une goutte qu’il ne se fût incliné gravement et à plusieurs reprises devant son visiteur : échange de courtoisies que les Africains épris de parade approuvèrent en claquant des mains.

Deux des citrouilles les moins racornies furent réservées pour la table du commandant, et le reste haché sur l’heure pour le régal de tous. Quant au pain tendre, au sucre et au cidre bouché, le capitaine Delano les eût donnés seulement aux Espagnols et surtout à Don Benito, mais ce dernier s’y refusa avec un désintéressement qui, de sa part, plut grandement à l’Américain ; des portions furent donc distribuées à la ronde aux blancs comme aux noirs ; excepté une bouteille de cidre qui, sur les instances de Babo, fut mise de côté pour son maître.

On peut observer ici que, cette fois comme la précédente, l’Américain n’avait pas permis à ses hommes de monter à bord, afin de ne point ajouter à la confusion qui régnait sur les ponts.

Ne laissant pas d’être influencé par la bonne humeur générale et oubliant pour le présent toute autre pensée que de bienveillance, le capitaine Delano, auquel de récents symptômes faisaient escompter une brise dans l’espace d’une heure ou deux, renvoya la chaloupe au phoquier avec l’ordre que tous les hommes s’employassent à transporter les barils à la source pour les y remplir. Il fit en outre mander à son second de se garder de toute inquiétude si, contre sa propre attente, le navire n’était pas mouillé à l’ancre au coucher du soleil, car en prévision de la pleine lune il demeurait à bord afin d’être prêt à jouer le rôle de pilote au cas où le vent viendrait tôt ou tard à souffler.

Comme les deux capitaines observaient ensemble le départ de la chaloupe – cependant que le serviteur frottait en silence une tache qu’il venait de remarquer sur la manche de velours de son maître – l’Américain exprima son regret que le San Dominick n’eût point de canots, ou tout au moins point d’autre canot que la vieille carcasse inutilisable de la chaloupe. Aussi déjetée qu’un squelette de chameau perdu dans le désert et presque aussi blanchie, elle gisait par le travers, retournée à la façon d’un pot, mais relevée légèrement d’un côté et formant ainsi un antre souterrain où l’on apercevait des groupes familiaux de nègres, – surtout des femmes et de petits enfants, – accroupis sur de vieilles paillasses ou perchés sur les sièges élevés du sombre dôme, comme un cercle de chauves-souris réfugiées dans quelque grotte accueillante ; des gosses de trois ou quatre ans, tout nus, garçons ou filles, s’élançant hors de la caverne ou s’y engouffrant, comme de noirs essaims.

« Si vous aviez trois ou quatre chaloupes, Don Benito, » dit le capitaine Delano, « je crois qu’en poussant aux avirons vos nègres pourraient aider quelque peu les choses. Avez-vous quitté le port sans chaloupes, Don Benito ? »

« Elles ont été emportées dans les tempêtes, Señor. »

« Mauvais, cela. Et vous avez perdu en même temps beaucoup d’hommes. Des chaloupes et des hommes. Ce durent être de bien rudes tempêtes, Don Benito. »

« Plus rudes qu’il ne se peut exprimer, » répondit l’Espagnol en frissonnant.

« Dites-moi, Don Benito, » continua son compagnon avec un intérêt accru, « dites-moi, ces tempêtes vous ont-elles assailli dès que vous eûtes doublé le Cap Horn ? »

« Le Cap Horn ? – Qui a parlé du Cap Horn ? »

« Mais vous-même, en me décrivant votre voyage, » répondit le capitaine Delano, fort étonné de voir l’Espagnol avaler, comme on dit, ses propres paroles, encore qu’il parût toujours en train d’avaler son propre cœur. « Vous-même, Don Benito, avez parlé du Cap Horn, » répéta-t-il avec insistance.

L’Espagnol se détourna et, se penchant en avant, garda quelque temps l’attitude d’un homme qui se prépare à échanger par un plongeon l’élément aérien pour l’élément aqueux.

À cet instant un mousse blanc passa rapidement auprès d’eux dans l’exercice régulier de sa fonction, qui consistait à se rendre à l’avant au poste d’équipage pour frapper sur la grande cloche du navire la dernière demi-heure écoulée selon la pendule de la cabine.

« Maître, » dit le serviteur, cessant de frotter la manche de l’habit, et s’adressant à l’Espagnol perdu dans sa rêverie avec la timidité craintive d’un homme chargé d’un devoir et qui prévoit que son exécution importunera la personne même par laquelle et pour le bénéfice de laquelle il a été instauré, « maître m’a dit de lui rappeler toujours, à une minute près, quand l’heure était venue de le raser, sans se soucier de l’endroit où il se trouvait, ni de ce qu’il pouvait faire. Miguel est allé frapper la demie de l’après-midi. C’est l’heure, maître. Maître viendra-t-il dans le cuddy ? »

« Ah !… Oui, » répondit l’Espagnol en tressaillant, comme s’il retombait de son rêve dans la réalité ; puis, se tournant vers le capitaine Delano, il l’assura que leur conversation reprendrait peu après.

« Si maître veut causer avec Don Amasa, » dit le serviteur, « pourquoi Don Amasa ne viendrait-il pas s’asseoir dans le cuddy près de maître ? Maître parlera et Don Amasa écoutera, pendant que Babo jouera du savon et du rasoir. »

« Oui », dit le capitaine Delano à qui ce plan sociable ne déplut point.