« Oui, Don Benito, si vous n’avez rien contre, je vous accompagnerai. »
« Qu’il en soit ainsi, Señor. »
Comme les trois hommes se dirigeaient vers l’arrière, l’Américain ne put s’empêcher de penser que la ponctualité peu commune avec laquelle son hôte se faisait raser au milieu du jour était encore un étrange exemple de son caractère capricieux. Mais il lui vint alors à l’esprit que l’anxieuse fidélité du serviteur n’était point étrangère à cette affaire, d’autant plus que l’interruption sauvait opportunément son maître de l’accès mélancolique où il avait été sur le point de tomber.
L’endroit que l’on appelait le cuddy était une claire cabine de pont ménagée dans la poupe et formait une sorte d’attique au-dessus de la grande cabine proprement dite. Les quartiers des officiers l’avaient naguère occupée en partie, mais depuis leur mort les cloisons avaient été abattues et tout l’espace intérieur converti en une pièce unique : un hall marin spacieux et aéré ; par l’absence de beaux meubles et le pittoresque désordre d’objets hétéroclites, ce cuddy ressemblait au vaste hall encombré de quelque gentilhomme campagnard célibataire et excentrique qui accroche à des andouillers de daim sa veste de chasse et sa blague à tabac, et range sa canne à pêche, ses pincettes et son bâton pêle-mêle dans le même coin.
La ressemblance était accrue, sinon originellement suggérée, par des échappées sur la mer environnante ; car, sous un certain aspect, la campagne et l’océan semblent cousins germains.
Le plancher du cuddy était recouvert d’une natte. Au mur, quatre ou cinq vieux mousquets reposaient dans des rainures horizontales qui couraient le long des poutres. Une vieille table à pieds griffus, assujettie au pont et portant un missel fatigué, était surmontée d’un méchant petit crucifix fixé à la cloison. Sous la table, quelques coutelas tordus et un harpon ébréché gisaient parmi de vieux cordages mélancoliques pareils à des cordelières de frères mendiants. On remarquait encore deux canapés en jonc de malacca, allongés, anguleux, noircis par l’âge et aussi rébarbatifs d’apparence que des chevalets d’inquisiteur, ainsi qu’un grand fauteuil difforme et qui, avec son grossier appui-tête de barbier mû par une vis, semblait quelque grotesque engin de torture du moyen âge. Dans un coin, un étui à pavillon laissait voir un amas d’étamines colorées, les unes roulées, les autres à demi déployées, d’autres encore tombées à terre. En face, se dressait un encombrant lavabo en acajou noir d’un seul bloc, que son piédestal faisait ressembler à des fonts baptismaux, flanqué d’une étagère contenant des peignes, des brosses et d’autres accessoires de toilette.
Un hamac de rafia teint, déchiré, se balançait auprès : ses couvertures étaient en désordre et son oreiller aussi ridé qu’un front soucieux, comme si on y eût dormi d’un sommeil inquiet alternativement visité de tristes pensées et de mauvais rêves.
La face opposée du cuddy, qui surplombait l’arrière du navire, était percée de trois ouvertures : hublots et sabords, selon qu’y pouvaient apparaître des visages d’hommes ou des canons. On n’y voyait à présent ni hommes ni canons, bien que d’énormes anneaux à vis et d’autres ferrures rouillées de la charpente évoquassent des pièces de vingt-quatre.
En entrant, le capitaine Delano jeta un coup d’œil sur le hamac et dit : « Vous dormez ici, Don Benito ? »
« Oui, Señor, depuis que le temps est au calme. »
« Cette pièce a l’air d’une sorte de dortoir, de salon, de voilerie, d’armurerie, de chapelle et de cabinet de travail tout ensemble, Don Benito, » ajouta le capitaine Delano en regardant autour de lui.
« Oui, Señor ; les événements ne m’ont guère permis de mettre beaucoup d’ordre dans mes arrangements. »
Ici le serviteur, une serviette sur le bras, indiqua d’un geste qu’il attendait le bon plaisir de son maître Don Benito signifiant qu’il était prêt, Babo le fit asseoir dans le fauteuil de malacca, attira en face un canapé pour la commodité de l’hôte, puis commença les opérations en rejetant en arrière le col de son maître et en dénouant sa cravate.
Il y a quelque chose chez le nègre qui le qualifie particulièrement pour le rôle de domestique personnel. La plupart des nègres sont des valets et des coiffeurs nés ; ils jouent du peigne et de la brosse aussi naturellement que des castagnettes et les manient apparemment avec une satisfaction presque égale. Ils apportent aussi à l’exercice de ces fonctions un tact plein de douceur et une extraordinaire vivacité ondoyante et silencieuse non dénuée de grâce, singulièrement agréable à observer et plus agréable encore à subir. Enfin, par-dessus tout, ils ont le grand don de la bonne humeur. En l’occurrence, il ne s’agissait point de rires ou de grimaces qui eussent été déplacés, mais d’un certain enjouement aisé où concouraient harmonieusement chaque regard et chaque geste, comme si Dieu eût accordé le nègre tout entier à quelque plaisant diapason.
Si l’on ajoute à cela cette docilité qui naît du contentement d’un esprit borné et sans aspirations, et cette faculté d’aveugle attachement qui est parfois le propre des individus dont la position d’inférieurs ne prête point à discussion, on comprendra aisément pourquoi ces hypocondriaques de Johnson et de Byron – le cas de cet autre hypocondriaque, Benito Cereno, n’étant peut-être pas très différent du leur – se prirent d’affection, à l’exclusion presque totale de la race blanche, pour leurs domestiques nègres Barber et Fletcher. Mais s’il y a quelque chose chez le nègre qui désarme les esprits cyniques ou morbidement amers, quelles complaisances n’éveillera-t-il pas, s’il apparaît sous son aspect le plus favorable à un homme bienveillant ? Or, lorsque les circonstances extérieures le laissaient à l’aise, le capitaine Delano ajoutait à la bienveillance la familiarité et l’humour. Chez lui, assis à sa porte, il avait souvent pris un vif plaisir à observer quelque homme de couleur, quelque homme libre, à sa besogne ou à son jeu. Si, au cours d’une traversée, il se trouvait avoir un matelot noir, il était invariablement sur un pied de bavardage et de semi-plaisanterie avec lui. En fait, comme la plupart des hommes doués d’un cœur gai et généreux, le capitaine Delano s’attachait aux nègres non par philanthropie, mais par nature, comme d’autres aux chiens de Terre-Neuve.
Jusqu’alors cette tendance s’était vu réprimer par les circonstances dans lesquelles il avait trouvé le San Dominick. Mais dans le cuddy, soulagé de son précédent malaise et, pour diverses raisons, d’humeur plus sociable qu’il ne l’avait encore été ce jour-là, à la vue de ce serviteur nègre si débonnaire avec son maître et qui, la serviette sur le bras, exerçait une fonction aussi familière que celle de barbier, tout son ancien faible pour les noirs lui revint.
Entre autres choses, il s’amusa de cet amour africain pour les couleurs vives et les belles apparences, dont le nègre offrit un exemple singulier en prenant dans l’étui à pavillons une pièce d’étamine de toutes les nuances, qu’il plissa abondamment sous le menton de son maître en guise de tablier.
Les Espagnols ont une façon de se raser qui diffère légèrement de celle des autres nations. Ils font usage d’une cuvette, spécialement dénommée cuvette de barbier : évidée d’un côté, elle reçoit exactement le menton qui demeure appuyé contre elle pendant le savonnage ; lequel s’effectue non à l’aide d’un blaireau, mais par le moyen du savon trempé dans l’eau de la cuvette et frotté contre le visage.
Dans le cas présent, on eut recours, faute de mieux, à l’eau de mer, la lèvre supérieure et le bas de la gorge étant seuls savonnés, afin de respecter la barbe cultivée.
Ces préliminaires étant quelque peu nouveaux pour le capitaine Delano, il les observa curieusement, en sorte qu’aucune conversation ne prit place, Don Benito ne paraissant pas disposé pour le présent à la renouer.
Déposant sa cuvette, le nègre chercha parmi les rasoirs comme pour choisir le plus affilé, et l’ayant trouvé, aviva encore son tranchant en le passant d’un geste expert sur la peau ferme, douce et huileuse de sa paume ouverte ; il fit alors le geste de commencer, mais s’arrêta un instant à mi-chemin, tenant d’une main le rasoir levé, et de l’autre jouant professionnellement parmi le savon qui moussait sur le cou maigre de l’Espagnol. La vue de l’acier si brillant et si proche ne laissa pas Don Benito insensible : il frissonna nerveusement, sa lividité habituelle accrue par le savon dont la blancheur était également avivée par le corps noir de suie qui contrastait avec elle. Toute la scène avait quelque chose de singulier, au moins pour le capitaine Delano qui, à considérer la posture des deux hommes, ne put chasser l’idée saugrenue qu’il voyait dans le noir un bourreau et dans le blanc un homme au billot. Mais c’était là un de ces fantasmes capricieux qui apparaissent et s’évanouissent en un clin d’œil, et dont l’esprit le mieux réglé ne saurait sans doute se garder.
Cependant l’Espagnol avait, dans son agitation, desserré quelque peu l’étamine qui l’enveloppait, et un large pan se déroula comme un rideau par-dessus le bras du fauteuil pour tomber sur le sol, révélant dans une profusion de bandes armoriales et de champs colorés – noir, bleu et jaune – un château sur champ rouge sang en diagonale avec un lion rampant sur champ blanc.
« Le château et le lion, » s’écria le capitaine Delano ; « mais, Don Benito, c’est le pavillon espagnol dont vous vous servez là ! Il est heureux que ce soit moi, et non le roi, qui voie ceci, » ajouta-t-il avec un sourire, « mais (et il se tourna vers le noir) c’est tout un, je suppose, pourvu que les couleurs soient gaies, » remarque plaisante qui ne manqua pas de divertir le nègre.
« Allons, maître, » dit-il en réajustant le pavillon et en renversant doucement la tête de Don Benito sur l’appui du fauteuil, « allons, maître. » Et l’acier brilla près de la gorge.
De nouveau Don Benito frissonna faiblement.
« Il ne faut pas trembler comme ça, maître. Voyez, Don Amasa, maître tremble toujours quand je le rase. Et pourtant, maître sait que je ne l’ai jamais coupé, bien que cela pourrait m’arriver un de ces jours, si maître tremble ainsi. Allons, maître, » reprit-il. « Et maintenant, Don Amasa, si vous voulez bien recommencer à parler de la tempête et de tout ça, maître pourra écouter, et de temps en temps maître pourra répondre. »
« Ah ! oui, ces tempêtes, » dit le capitaine Delano ; « mais plus je pense à votre traversée, Don Benito, plus je m’étonne, non pas des tempêtes, quelque terribles qu’elles aient dû être, mais de l’intervalle désastreux qui les suivit. Car, selon votre récit, il vous a fallu plus de deux mois pour aller du Cap Horn à Santa-Maria, une distance que j’ai moi-même couverte en quelques jours avec un bon vent. Il est vrai que vous avez connu des accalmies, de longues accalmies ; mais c’est chose pour le moins inusitée que de se voir ainsi immobiliser pendant deux mois. Ma foi, Don Benito, si tout autre que vous m’avait fait semblable récit, j’eusse été à demi tenté de ne pas le croire. »
Ici le visage de l’Espagnol prit une expression involontaire, toute semblable à celle qu’il avait eue sur le pont un instant auparavant et, soit tressaillement de sa part, soit coup de roulis soudain de la coque dans le calme, soit maladresse momentanée du serviteur, à ce moment précis le sang parut sous le rasoir et des gouttes tachèrent la mousse crémeuse qui couvrait la gorge ; immédiatement le barbier noir ramena l’acier à lui, et gardant son attitude professionnelle, face à Don Benito et dos tourné au capitaine Delano, il tint en l’air le rasoir ruisselant en disant d’un ton mi-plaisant, mi-chagrin : « Vois, maître, tu as tellement tremblé : c’est le premier sang de Babo. »
Nulle épée dégainée devant James Ier d’Angleterre, nul assassinat perpétré en présence de ce timide roi n’eussent imprimé sur son visage plus de terreur que n’en montrait à présent celui de Don Benito.
Pauvre homme, pensa le capitaine Delano, il est si nerveux qu’il ne peut même endurer le spectacle d’une coupure de rasoir ; cet homme défait, malade, comment ai-je pu imaginer qu’il voulait verser tout mon sang, alors qu’il ne peut supporter de voir couler une petite goutte du sien propre ? En vérité, Amasa Delano, tu n’es pas dans ton assiette aujourd’hui.
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