L’un des vieux étoupiers qui de son perchoir avait gagné un bout-dehors, le considérait d’en haut avec une sobre curiosité, cependant qu’au-dessous du vieux nègre et invisible à ses yeux, apparaissait de nouveau le matelot espagnol qui, d’un sabord, aventurait un coup d’œil inquisiteur comme un renard à l’orifice de sa tanière. Quelque chose dans l’expression de l’homme suggéra tout à coup au capitaine Delano l’idée insensée que l’indisposition alléguée par Don Benito en se retirant en bas n’était qu’un prétexte ; qu’il était en train d’y mûrir quelque complot dont le matelot avait eu vent et contre lequel il cherchait à mettre en garde l’étranger, par gratitude peut-être pour une bonne parole que l’Américain avait prononcée en montant à bord. Était-ce en prévision d’une intervention de cette sorte que Don Benito avait précédemment jeté sur ses matelots un jour défavorable, tout en célébrant les louanges des nègres, alors qu’en vérité les premiers semblaient aussi dociles que les autres se montraient turbulents ? Les blancs, en outre, étaient par nature les plus pénétrants. Un homme hanté de quelque méchant dessein ne devait-il pas être porté à louanger une stupidité aveugle à sa dépravation et à dénigrer une intelligence trop perspicace pour ne la pénétrer point ? Peut-être. Mais si les blancs avaient connaissance de forfaits secrets à la charge de Don Benito, celui-ci était donc de connivence avec les noirs ? Non, ils paraissaient trop stupides ; en outre, avait-on jamais entendu parler d’un blanc assez renégat pour se liguer contre sa propre race avec des nègres ? Ces énigmes lui rappelaient des perplexités antérieures. Perdu dans leurs lacs, le capitaine Delano, qui avait à présent regagné le pont, arpentait les planches d’un pas inquiet, lorsqu’il remarqua un nouveau visage, celui d’un vieux marin assis, jambes croisées, auprès de la grande écoutille. Sa peau était plissée de rides comme la poche vide d’un pélican, ses cheveux givrés, son maintien grave et composé. Il avait les mains pleines de cordages dont il faisait un grand nœud, et plusieurs noirs l’entouraient, qui mouillaient obligeamment les filins ici et là selon les exigences de l’opération.

Le capitaine Delano traversa le pont dans la direction du matelot et se tint devant lui en silence, le regard fixé sur le nœud, son esprit passant, par une transition assez naturelle, de l’enchevêtrement de ses pensées à celui du chanvre. Il n’avait jamais vu nœud si embrouillé sur un navire américain, ni en vérité sur aucun autre. Il semblait que ce fût une combinaison de demi-nœud bridé, de chaise de calfat, d’agui, de gueule de raie et de cul de porc double.

Enfin, impuissant à saisir la signification d’un tel nœud, le capitaine Delano interpella le noueur :

« Que nouez-vous là, mon brave ? »

« Le nœud, » répondit brièvement le matelot, sans lever les yeux.

« Je le vois bien ; mais pour quel usage ? »

« Pour qu’un autre le défasse, » murmura le vieillard qui se remit à jouer des doigts, le nœud étant presque achevé.

Soudain, comme le capitaine Delano l’observait, il lui tendit le nœud et dit dans un anglais haché – le premier qu’il entendît sur le navire – quelque chose comme : « Défaites, coupez, vite. » Cela fut dit tout bas, mais d’une façon si rapide et si condensée que les longs mots espagnols qui avaient précédé et qui suivirent eurent pour effet de couvrir presque entièrement les brèves syllabes anglaises.

Pendant quelques instants, un nœud dans la main et un nœud dans la tête, le capitaine Delano demeura muet ; tandis que le vieillard, sans plus s’occuper de lui, se penchait sur d’autres cordages. Cependant, il entendit un léger bruit et, se retournant, se trouva en présence du nègre enchaîné, Atufal, qui se tenait tranquillement derrière lui. Presque aussitôt le vieux matelot se leva en marmottant et, suivi de ses auxiliaires noirs, s’en alla vers l’avant du navire où il disparut dans la foule.

Un nègre d’un certain âge, avec une robe de petit enfant, une tête poivre et sel et un air de fondé-de-pouvoirs s’avança alors vers le capitaine Delano. Dans un espagnol tolérable et après un clin d’œil entendu et bonasse, il l’informa que le vieux faiseur de nœuds était simple d’esprit, mais inoffensif, et qu’il jouait souvent ses vieux tours. Le nègre conclut en lui demandant le nœud, car assurément l’étranger n’en avait que faire. Il lui fut tendu distraitement. Le nègre le reçut avec une sorte de salut et, tournant le dos, se mit à fouiner dans les lacs comme un agent des douanes en quête de dentelles de contrebande. Bientôt, avec un mot africain, il lança le nœud par-dessus bord.

Tout ceci est décidément bien étrange, pensa le capitaine Delano avec un émoi qui tenait de la nausée ; mais, comme un homme en proie aux premiers effets du mal de mer, il tenta de s’en débarrasser en niant ses symptômes. Une fois de plus il chercha des yeux sa chaloupe et constata avec plaisir qu’ayant laissé l’éperon rocheux derrière elle, elle était de nouveau en vue.

Non seulement cette apparition allégea dès l’abord son malaise, mais encore, faisant preuve d’une efficacité inattendue, elle le dissipa complètement. La vue moins distante de cette chaloupe si bien connue dont les contours, non plus brouillés par la brume, étaient clairement distincts, en sorte que son individualité apparaissait aussi nettement que celle d’un être humain ; cette chaloupe, le Rover pour lui donner son nom, qui, bien qu’à présent en d’étranges mers, avait été souvent halée sur la plage où s’élevait la maison du capitaine Delano et transportée jusqu’au seuil même de la porte devant laquelle on la voyait couchée comme un chien de Terre-Neuve ; la vue de cette chaloupe si familière évoqua mille associations rassurantes qui, par contraste avec ses soupçons antérieurs, l’emplirent d’une confiance insouciante, et même l’incitèrent à se reprocher à demi sérieusement sa défiance antérieure.

« Comment, moi, Amasa Delano, Jack de la Plage, comme on m’appelait quand j’étais gosse, moi, Amasa qui, le cartable à la main, barbottais le long de la grève en route pour l’école, – une école ménagée dans un vieux ponton, – moi, le petit Jack de la Plage qui m’en allais aux mûres avec le cousin Nat et les autres, je serais assassiné ici au bout du monde par un horrible Espagnol à bord d’un bateau-pirate hanté ? – Trop absurde pour qu’on s’y arrête ! Qui voudrait assassiner Amasa Delano ? Sa conscience est nette. Il y a Quelqu’un là-haut. Fi, fi, Jack de la Plage. Tu es un enfant, en vérité ; un enfant de la seconde enfance, mon vieux ; tu commences à divaguer et à radoter, j’en ai peur. »

Comme il s’avançait d’un cœur et d’un pied légers vers l’arrière, il fut accosté par le serviteur de Don Benito dont l’expression plaisante répondait aux sentiments présents du capitaine ; le nègre l’informa que son maître, remis de son accès de toux, présentait ses compliments à son bon hôte Don Amasa et qu’il aurait bientôt le plaisir de le rejoindre.

Eh ! bien, voyez-vous cela ? pensa le capitaine Delano en arpentant la poupe. Quel âne j’étais ! Ce bon gentilhomme qui m’envoie ses compliments, voici dix minutes je le voyais, une lanterne sourde à la main, tourner une vieille meule dans la cale en aiguisant une hachette à mon intention. Allons, allons, ces calmes prolongés ont une influence morbide sur l’esprit, comme je l’ai souvent entendu dire sans trop y croire. Ah ! (il observait sa chaloupe) voici ce bon chien de Rover, avec un os blanc dans la gueule. Mais c’est un bien gros os pour lui, il me semble… Quoi ? Le voilà pris dans les remous du ressac qui l’entraîne pour l’instant en sens contraire ? Patience.

Il était alors environ midi, bien qu’à la teinte grise de toutes choses, on eût dit toucher au soir.

L’accalmie se confirma. Au loin, en dehors de l’influence terrestre, l’océan grisâtre semblait alourdi de plomb et prostré, sa carrière finie, son âme en allée, défunt. Mais le courant de terre où le navire était engagé, grossit, l’entraînant en silence de plus en plus loin vers les eaux figées du large.

Cependant le capitaine Delano, qui connaissait ces latitudes, ne perdait pas l’espoir de voir une brise, et même une fraîche et belle brise, se lever d’un moment à l’autre : en dépit des perspectives présentes, il se flattait hardiment de mouiller le San Dominick en lieu sûr avant la nuit. La distance perdue n’était rien, car avec un bon vent le navire regagnerait à la voile en dix minutes plus de soixante minutes de dérive. Tantôt tourné vers Rover qu’il voyait aux prises avec la barre, tantôt guettant l’approche de Don Benito, il continua à marcher de long en large sur la poupe.

Peu à peu le retard de chaloupe lui inspira quelque ennui ; ce sentiment se mua bientôt en malaise ; et finalement, son regard tombant continuellement, comme d’une loge dans un parterre, parmi l’étrange foule qui grouillait devant lui et au-dessous de lui, il vint à reconnaître le visage – à présent empreint d’indifférence – du matelot espagnol qui avait paru lui faire signe dans les porte-haubans de misaine, et ses anciennes inquiétudes le reprirent.

Ah ! pensa-t-il – assez sérieusement –, c’est comme la fièvre : parce que l’accès est passé, il ne s’ensuit pas qu’il ne doive revenir.

Bien qu’il eût honte de la rechute, il ne parvint pas à l’éviter entièrement ; et, faisant appel à toute sa confiance naturelle, il en vint insensiblement à un compromis.

Oui, c’est là un étrange navire ; une étrange histoire aussi, et d’étranges passagers.