Mais redoutant de le laisser sans appui tant qu’il n’avait pas complètement repris ses forces, le noir entoura du bras la taille de son maître, tout en tenant les yeux fixés sur son visage comme pour épier le premier signe de complet rétablissement ou de rechute.

L’Espagnol reprit, mais à mots obscurs et entrecoupés, ainsi qu’un homme dans un rêve.

« Oh ! mon Dieu ! plutôt que de passer par où j’ai passé, j’eusse accueilli avec joie les plus terribles tempêtes ; mais… »

Sa toux revint avec une violence accrue ; quand elle s’apaisa, il tomba lourdement sur son serviteur, les lèvres rougies et les yeux clos.

« Il délire en pensant à la peste qui a suivi les tempêtes, » soupira plaintivement le serviteur ; « mon pauvre, pauvre maître ! » dit-il en faisant d’une main un geste de désespoir et en essuyant de l’autre la bouche de Don Benito. » Mais prenez patience, Señor, » ajouta-t-il en se tournant vers le capitaine Delano, « ces accès ne durent pas longtemps ; maître sera bientôt lui-même ».

Don Benito, se ranimant, continua ; mais comme cette portion du récit fut délivrée d’une façon fort hachée, nous n’en donnerons ici que la substance.

Le navire avait été ballotté pendant de longs jours dans la tempête au large du Cap, quand le scorbut s’était déclaré, emportant en foule les noirs et les blancs. Lorsqu’il eut enfin gagné le Pacifique, ses espars et ses voiles étaient si endommagés et si imparfaitement manœuvrés par les matelots survivants, à présent invalides pour la plupart, qu’incapable de poursuivre sa route vers le nord au plus près du vent, qui était très violent, le navire ingouvernable avait été pendant des jours et des nuits poussé vers le nord-ouest, où la brise l’avait abandonné soudain, en des eaux inconnues, à des calmes suffocants. L’absence des réservoirs d’eau se montrait à présent aussi fatale à la vie que leur présence avait été menaçante. Provoquée, ou du moins aggravée, par une ration d’eau plus que chiche, une fièvre maligne suivit le scorbut ; elle fit de si bonne besogne dans l’excessive chaleur du calme prolongé, qu’elle balaya, comme par vagues, des familles entières d’Africains et proportionnellement un nombre plus considérable encore d’Espagnols, emportant par une malheureuse fatalité tous les officiers du bord. Aussi, dans les bons vents d’ouest qui se trouvèrent suivre le calme, les voiles déjà déchirées que l’on devait, au fur et à mesure des besoins, laisser pendre sans les serrer, avaient-elles été graduellement réduites à leur présente condition de loques. Afin de trouver des remplaçants à ses matelots perdus aussi bien que des provisions d’eau et des voiles, le capitaine avait saisi la première occasion pour mettre le cap sur Baldivia, le port civilisé le plus méridional du Chili et de l’Amérique du Sud ; mais quand il s’était approché de la côte, le gros temps ne lui avait pas même permis d’apercevoir le port. Depuis lors, presque sans équipage, presque sans toile et presque sans eau, donnant par intervalles de nouveaux morts à la mer, le San Dominick avait été ballotté par des vents contraires, entraîné par des courants ou peu à peu recouvert d’algues dans les calmes plats. Comme un homme perdu dans les bois, il était plus d’une fois revenu sur ses propres traces.

« Mais à travers ces calamités, » reprit d’un ton voilé Don Benito en se retournant péniblement dans la demi-étreinte de son serviteur, « j’ai à remercier ces nègres que vous voyez, car s’ils peuvent paraître indociles à vos yeux inexpérimentés, ils se sont en vérité conduits avec moins de turbulence que leur propriétaire même ne l’eût cru possible en de telles circonstances ».

Ici il tomba de nouveau en faiblesse. De nouveau son esprit s’égara : mais il se ressaisit et continua d’une façon moins obscure :

« Oui, leur propriétaire avait bien raison de m’assurer qu’aucunes entraves n’étaient nécessaires avec ses noirs ; en sorte que, non seulement ces nègres sont toujours demeurés sur le pont selon l’usage du pays – et non pas jetés à fond de cale comme on fait dans les guinéens – mais encore dès le début ils ont été libres d’errer à leur guise dans certaines limites données. »

Une fois de plus la faiblesse revint – il délira ; puis, se ressaisissant, il poursuivit :

« Mais c’est à Babo qu’après Dieu je dois ma propre conservation, et c’est à lui surtout que revient le mérite d’avoir apaisé ses frères plus ignorants chaque fois qu’ils étaient tentés de murmurer ».

« Ah ! Maître, » soupira le noir en baissant la tête, « ne parle pas de moi ; Babo n’est rien ; Babo n’a fait que son devoir. »

« Fidèle garçon ! » s’écria le capitaine Delano. « Don Benito, je vous envie un tel ami ; car je ne puis l’appeler un esclave ».

Tandis que maître et serviteur se tenaient devant lui, le noir soutenant le blanc, le capitaine Delano ne laissa pas d’être sensible à la beauté d’une relation qui offrait un tel spectacle de fidélité de la part de l’un et de confiance de la part de l’autre. Le contraste des costumes, en marquant leurs positions respectives, rendait la scène plus frappante encore. L’Espagnol portait une ample jaquette chilienne de velours sombre ; des culottes et des bas garnis de boucles d’argent au genou et au coup-de-pied ; un sombrero de feutre fin à haute calotte ; une mince épée à monture d’argent suspendue à la ceinture, accessoire presque invariable, et plus utile qu’ornemental, de l’habillement d’un gentilhomme de l’Amérique du Sud à pareille heure. Excepté lorsque ses contorsions nerveuses y portaient occasionnellement le désarroi, il y avait dans sa mise une certaine recherche qui s’opposait curieusement au déplaisant désordre qui régnait alentour, particulièrement dans le chaotique ghetto entièrement occupé par les noirs devant le grand mât.

Le serviteur portait seulement de larges pantalons qui, pour leur rudesse et leur rapiéçage, semblaient avoir été taillés dans quelque vieux morceau de hunier ; ils étaient propres et liés à la ceinture par un bout de filin non commis qui faisait ressembler le nègre, avec cet air déprécatoire et composé qu’il prenait parfois, à quelque frère mendiant de Saint-François.

Encore qu’inadéquate au temps et au lieu, du moins selon le jugement tout d’une pièce de l’Américain, et quoiqu’il parût étrange qu’elle eût survécu à tous ses malheurs, la toilette de Don Benito n’outrepassait peut-être pas le style vestimentaire alors en usage parmi les Sud-Américains de sa classe.

Bien qu’il fût parti de Buenos-Ayres pour le présent voyage, il s’était déclaré natif et résidant du Chili, dont les habitants n’avaient point universellement adopté la veste et les pantalons jadis plébéiens, se contentant de faire subir une modification seyante à leur costume local qui ne le cédait en pittoresque à nul autre au monde. Cependant, étant donné la piteuse histoire du voyage et la pâleur de l’Espagnol, il semblait y avoir dans son appareil vestimentaire quelque chose de si incongru qu’il évoquait l’image d’un courtisan invalide chancelant dans les rues de Londres au temps de la peste.

La partie du récit qui peut-être excita le plus d’intérêt aussi bien qu’une certaine surprise, vu les latitudes, fut la relation des longs calmes, et plus particulièrement de la dérive si prolongée du navire. Tout en se gardant, bien entendu, de communiquer cette opinion, l’Américain mit naturellement ces détentions, tout au moins partiellement, au compte de manœuvres maladroites et d’une navigation défectueuse. Observant les petites mains jaunes de Don Benito, il en inféra aisément que le jeune capitaine n’avait point donné ses ordres à l’écubier, mais à la fenêtre de sa cabine, et s’il en était ainsi, pourquoi s’étonner de l’incompétence d’un homme en qui s’unissaient la jeunesse, la maladie et l’aristocratie ? Telle fut sa conclusion démocratique.

Cependant, la compassion l’emportant sur la critique, le capitaine Delano, après avoir entendu de bout en bout son histoire et l’avoir assuré à nouveau de sa sympathie, non seulement s’engagea, comme il l’avait fait dès l’abord, à pourvoir aux besoins immédiats de Don Benito et de ses gens, mais encore promit de l’aider à se procurer une provision d’eau abondante et permanente, ainsi que des voiles et du gréement ; en outre, bien que cela dût le gêner considérablement, il lui offrit trois de ses meilleurs matelots pour exercer provisoirement les fonctions d’officiers de pont ; afin que le navire pût se diriger sans délai sur Concepcion, où il se radouberait complètement avant de gagner Lima, son lieu de destination.

Une telle générosité ne fut pas sans effet, même sur l’invalide. Son visage s’illumina ; frémissant et fiévreux, il rencontra le regard honnête de son visiteur. Il parut comblé de gratitude.

« Cette excitation est mauvaise pour maître, » murmura le serviteur qui lui prit le bras et l’attira doucement à l’écart en lui adressant quelques paroles d’apaisement.

Lorsque Don Benito revint, l’Américain observa avec chagrin que son espérance, comme l’embrasement soudain de sa joue, n’était que fièvre passagère.

Bientôt, regardant d’un air morne vers la poupe, l’hôte invita son visiteur à l’y accompagner pour profiter de la moindre brise qui pourrait venir à souffler.

Pendant le récit, le capitaine Delano avait une fois ou deux tressailli aux coups de cymbale des fourbisseurs de hachettes, en s’étonnant qu’une telle interruption fût tolérée, surtout dans cette partie du navire et aux oreilles d’un invalide ; comme en outre l’aspect des hachettes n’était pas particulièrement plaisant, et comme celui de leurs manieurs l’était moins encore, ce ne fut pas, à dire vrai, sans quelque secrète répugnance, ni même peut-être sans un léger frisson, que le capitaine Delano acquiesça avec une complaisance apparente à l’invitation de son hôte. Et cela d’autant plus que, par un souci d’étiquette inopportun et capricieux, Don Benito, avec des saluts castillans, insista solennellement pour que son hôte le précédât sur l’échelle qui menait à la plate-forme où, de chaque côté de la dernière marche, étaient assis quatre porteurs d’armes et sentinelles, deux d’entre eux appartenant à la redoutable rangée. Le capitaine Delano s’avança parmi eux d’un pas mal assuré, et, au moment de les laisser derrière lui, comme un homme qui passe par les baguettes, il sentit ses mollets se raidir d’appréhension.

Mais lorsqu’il regarda autour de lui et vit la rangée tout entière, pareille à une file de joueurs d’orgue de barbarie, toujours absorbée dans sa tâche avec une sorte d’attention stupide qui excluait toute autre préoccupation, il ne put que sourire de sa récente alarme.

À cet instant, comme il se tenait auprès de Don Benito et plongeait son regard sur les ponts en dessous, il fut frappé par l’un des cas d’insubordination déjà mentionnés. Trois garçons noirs et deux mousses espagnols, assis ensemble sur les hachettes, étaient occupés à gratter une grossière gamelle de bois dans laquelle avait cuit quelque maigre pitance. Soudain l’un des noirs, rendu furieux par une parole d’un de ses compagnons blancs, saisit un couteau et, bien que rappelé à l’ordre par un étoupier, frappa le jeune gars à la tête, lui faisant une estafilade d’où le sang jaillit.

Stupéfait, le capitaine Delano demanda ce que signifiait semblable agression. À quoi le pâle Benito répondit en murmurant vaguement que le noir avait fait cela simplement en manière de jeu.

« Un jeu joliment sérieux, en vérité, » reprit le capitaine Delano. « Si pareille chose se produisait à bord du Bachelor’s Delight, le châtiment suivrait instantanément. »

À ces mots, l’Espagnol tourna vers l’Américain l’un de ses regards soudains, fixes et à demi fous ; puis, retombant dans sa torpeur, il répondit : « Sans doute, sans doute, Señor. »

Ce malheureux, pensa le capitaine Delano, est-il donc l’un de ces capitaines de paille que j’ai connus, et qui avaient pour politique de fermer les yeux sur ce qu’ils ne pouvaient réprimer ? Je ne connais pas de spectacle plus triste que celui d’un commandant qui n’en a guère que le nom.

« Il me semble, Don Benito, » dit-il alors en jetant un coup d’œil sur l’étoupier qui avait cherché à séparer les deux garçons, « que vous auriez profit à tenir occupés tous vos noirs, spécialement les jeunes, fût-ce à des besognes inutiles, et quoi qu’il arrive au navire. Même avec ma petite bande, je trouve cette méthode indispensable. Une fois j’ai maintenu mon équipage sur le gaillard d’arrière sous prétexte de battre les nattes de ma cabine, alors que depuis trois jours je croyais mon navire – nattes, hommes et le reste – voué à une perte rapide, car nous étions pris dans une violente tempête et nous ne pouvions que nous laisser dériver misérablement. »

« Sans doute, sans doute, » murmura Don Benito.

« Mais, » continua le capitaine Delano en regardant de nouveau les étoupiers, puis les fourbisseurs de hachettes voisins, « je vois que vous tenez tout au moins quelques-uns de vos hommes occupés. »

« Oui, » fut encore la vague réponse.

« Ces vieux nègres, là-bas, qui agitent leurs poings du haut de leurs chaires, » continua le capitaine Delano en désignant les étoupiers, « paraissent jouer le rôle de maîtres d’école à l’égard du reste, bien que leurs remontrances soient parfois peu écoutées. Sont-ce des volontaires, Don Benito, ou bien est-ce vous qui les avez nommés bergers de votre troupeau de noirs moutons ? »

« Quelques postes qu’ils occupent, c’est moi qui les leur ai assignés, » répliqua l’Espagnol d’un ton aigre, comme s’il soupçonnait une intention satirique blessante.

« Et les autres, ces sorciers Achanti, » reprit le capitaine Delano, en regardant d’un œil quelque peu inquiet les fourbisseurs de hachettes brandir l’acier qui maintenant brillait par endroits, « ils semblent employés à curieuse besogne, Don Benito ? »

« Dans les tempêtes que nous avons rencontrées, » répondit l’Espagnol, « les marchandises qui n’ont pas été jetées par-dessus bord furent gravement endommagées par l’eau de mer. Depuis que le calme est survenu, je fais monter chaque jour plusieurs caisses de couteaux et de hachettes pour les nettoyer et les remettre en état ».

« Prudente idée, Don Benito. Vous êtes partiellement possesseur du navire et de la cargaison, je présume ; mais non des esclaves, peut-être ? »

« Je suis possesseur de tout ce que vous voyez, » répondit impatiemment Don Benito, « excepté la plus grande partie des noirs qui appartenaient à mon défunt ami, Alexandre Aranda. »

En mentionnant ce nom, il parut brisé de douleur, ses genoux tremblèrent, et son serviteur le soutint.

Pensant deviner la cause d’une émotion si extraordinaire, le capitaine Delano dit après une pause, pour confirmer sa supposition : « Et, puis-je vous demander, Don Benito, – puisque, voici un moment, vous parliez de quelques passagers de cabine – si l’ami dont la perte vous afflige tant accompagnait ses noirs au début du voyage ? »

« Oui. »

« Mais il mourut de la fièvre. »

« Il mourut de la fièvre… Oh ! Que ne puis-je… »

Frissonnant de nouveau, l’Espagnol s’arrêta.

« Pardonnez-moi, » dit lentement le capitaine Delano, mais je crois savoir, d’après une expérience semblable, ce qui rend votre chagrin plus poignant. J’ai eu jadis l’infortune de perdre en mer un ami très cher, mon propre frère, alors subrécargue.