Assuré du bien-être de son âme, j’aurais supporté virilement sa disparition ; mais voir cet œil honnête, cette honnête main – qui avaient tous deux si souvent rencontré les miens – et ce cœur chaleureux, tout cela jeté aux requins, comme on jette des déchets aux chiens ! Ce fut alors que je fis le vœu de ne jamais avoir pour compagnon de voyage un homme que j’aimais, sans m’être pourvu à son insu de tout ce qu’il fallait, en cas de fatalité, pour embaumer sa dépouille mortelle afin de pouvoir ensuite l’enterrer sur le rivage. Si les restes de votre ami se trouvaient à présent à bord de ce navire, Don Benito, la mention de son nom ne vous affecterait pas si étrangement. »
« À bord de ce navire ? » répéta l’Espagnol. Puis, avec des gestes d’horreur qui semblaient écarter quelque spectre, il tomba évanoui dans les bras tendus de son serviteur qui parut implorer silencieusement le capitaine Delano de ne point revenir sur un thème si indiciblement douloureux pour son maître.
Ce pauvre homme, pensa l’Américain peiné, est victime de cette triste superstition qui associe les spectres au corps humains désertés, comme les fantômes aux maisons abandonnées. Combien nous sommes différents ! La simple suggestion de ce qui, dans un cas semblable, m’eût procuré une satisfaction solennelle, terrifie l’Espagnol au point de lui faire perdre ses sens. Pauvre Alexandro Aranda ! Que diriez-vous si vous voyiez votre ami – le même qui, jadis, lorsqu’il vous laissait derrière lui, eût tant souhaité vous apercevoir, ne fût-ce qu’un instant – transporté à présent de terreur à la seule pensée que vous pourriez être auprès de lui.
À ce moment, comme avec un morne glas funèbre dont le son trahissait une fêlure, la cloche du gaillard d’avant, frappée par l’un des étoupiers grisonnants annonçait dix heures à travers le calme de plomb, l’attention du capitaine Delano fut attirée par la silhouette mouvante d’un gigantesque noir qui émergeait du gros de la foule pour s’avancer vers la dunette. Il portait au cou un collier de fer d’où pendait une chaîne enroulée trois fois autour de son corps et dont les derniers maillons étaient cadenassés à une large bande de fer qui lui servait de ceinture.
« Atufal marche comme un muet, » murmura le serviteur.
Le noir monta les degrés de la dunette, et, comme un fier prisonnier appelé à recevoir sa sentence, se tint avec une muette fermeté devant Don Benito, à présent remis de son attaque.
Dès l’instant qu’il l’avait aperçu, Don Benito avait tressailli, et une ombre de ressentiment s’était étendue sur son visage ; comme se souvenant tout à coup d’une vaine colère, il serra ses lèvres blanches.
C’est là quelque mutin obstiné, pensa le capitaine Delano qui ne laissait pas d’observer avec admiration la formidable stature du nègre.
« Vois, il attend ta question, maître, » dit le serviteur.
Sur quoi Don Benito, détournant nerveusement son regard comme pour éluder par anticipation quelque réponse rebelle, parla ainsi d’une voix troublée :
« Atufal, me demanderas-tu pardon à présent ? »
Le noir resta silencieux.
« Encore, maître, » murmura le serviteur en jetant à son compatriote un regard d’amer reproche. « Encore, maître ; il finira bien par se soumettre à maître. »
« Réponds », dit Don Benito, en détournant toujours les yeux, » dis seulement le mot pardon, et tes chaînes te seront enlevées ».
Alors le noir, levant lentement les deux bras, les laissa retomber inertes, en faisant retentir ses fers et en courbant la tête ; comme pour dire :
« Non, je suis satisfait. »
« Va, » dit Don Benito, avec une émotion contenue et secrète.
Aussi délibérément qu’il était venu, le noir obéit.
« Excusez-moi, Don Benito, » dit le capitaine Delano, « mais cette scène me surprend ; que signifie-t-elle, je vous prie ? »
« Elle signifie que ce nègre seul, de toute la bande, m’a donné un sujet particulier d’offense. Je l’ai mis aux fers ; j’ai… »
Ici il s’arrêta en portant la main à la tête, comme s’il avait un vertige ou comme si ses souvenirs s’embrouillaient soudain, mais le regard bienveillant de son serviteur sembla le rassurer, et il continua :
« Je ne pouvais fouetter un tel colosse. Mais je lui ai signifié de me demander pardon. Il ne l’a point encore fait. Sur mon ordre, il comparaît devant moi toutes les deux heures. »
« Et depuis combien de temps cela dure-t-il ? »
« Depuis quelque soixante jours. »
« Mais, à tout autre égard, il se montre obéissant ? Et respectueux ? »
« Oui. »
« Sur ma conscience, » s’écria impulsivement le capitaine Delano, il faut que cet homme soit animé d’un esprit royal. »
« Peut-être y a-t-il quelque droit, » répondit amèrement Don Benito ; « il prétend qu’il était roi dans son pays. »
« Oui, » dit le serviteur, glissant son mot, « ces fentes aux oreilles d’Atufal ont jadis porté des pendeloques d’or ; mais le pauvre Babo n’était qu’un esclave dans son pays ; Babo était esclave d’homme noir et le voilà maintenant esclave d’homme blanc. »
Quelque peu ennuyé par ces irruptions familières dans la conversation, le capitaine Delano se tourna d’un air étonné vers le serviteur, puis jeta à son maître un regard d’interrogation ; mais, comme s’ils eussent été depuis longtemps accoutumés à ces petits vices de forme, ni l’un ni l’autre ne parurent le comprendre.
« Quelle fut, je vous prie, l’offense d’Atufal, Don Benito ? » demanda le capitaine Delano ; « si ce n’est rien de très sérieux, laissez-moi vous donner un conseil simpliste : en considération de sa docilité générale aussi bien que par un respect naturel pour sa fierté, levez sa punition. »
« Non, non, maître ne fera jamais cela, » murmura le serviteur comme pour lui-même, « le fier Atufal doit d’abord demander pardon à maître. L’esclave porte le cadenas, mais maître porte la clef. »
Son attention ainsi éveillée, le capitaine Delano remarqua alors pour la première fois une clef suspendue au cou de Don Benito par un mince cordon de soie. Devinant aussitôt, aux syllabes chuchotées par le serviteur, quel était l’emploi de la clef, il sourit et dit : « Ainsi donc, Don Benito, un cadenas et une clef ; des symboles significatifs, en vérité. »
Se mordant les lèvres, Don Benito défaillit.
Le capitaine Delano, que sa simplicité native rendait incapable de satire ou d’ironie, avait laissé tomber cette remarque en guise d’allusion plaisante à la façon singulière dont l’Espagnol marquait son autorité sur le noir ; cependant, l’hypocondriaque parut la prendre comme une réflexion malicieuse sur son impuissance avouée à briser, du moins par sommations verbales, l’inébranlable volonté de l’esclave. Déplorant cette fausse interprétation, mais désespérant de la corriger, le capitaine Delano abandonna le sujet ; mais trouvant son compagnon de plus en plus réservé, et comme occupé encore à digérer lentement le prétendu affront mentionné plus haut, peu à peu l’Américain devint lui aussi moins loquace, oppressé qu’il était, en dépit de lui-même, par la rancune secrète que l’Espagnol semblait nourrir contre lui dans sa susceptibilité morbide. Cependant le bon marin, étant d’un caractère tout opposé, se garda pour sa part de témoigner aussi bien que d’éprouver le moindre ressentiment, et s’il resta silencieux, ne le fut que par contagion.
À ce moment l’Espagnol, assisté par son serviteur, s’écarta assez impoliment du capitaine Delano ; procédé qui eût pu passer pour l’effet d’une mauvaise humeur capricieuse, si maître et esclave, s’attardant au détour de la claire-voie surélevée, ne s’étaient mis à chuchoter à voix basse. Cela ne laissait pas d’être déplaisant. Bien plus : l’expression changeante de l’Espagnol, parfois empreinte d’une sorte de majesté valétudinaire, paraissait à présent rien que moins digne ; cependant que la familiarité ancillaire du serviteur perdait son charme originel de fidélité naïve.
Dans son embarras, le visiteur tourna son visage de l’autre côté du navire. Ce faisant, son regard vint à tomber sur un jeune matelot espagnol qui, une glène de cordage à la main, montait du pont vers le premier capelage du gréement d’artimon. Peut-être l’homme eût-il échappé à son attention si, tout en grimpant sur l’une des vergues, il n’avait avec une sorte d’insistance dérobée tenu les yeux fixés sur le capitaine Delano, pour les diriger ensuite, comme par un entraînement naturel, sur les deux chuchoteurs.
Sa propre attention ainsi appelée à nouveau de ce côté, le capitaine Delano tressaillit légèrement. Quelque chose dans les manières de Don Benito, à ce moment précis, semblait révéler que l’Américain avait été, au moins partiellement, le sujet de la consultation qui se poursuivait à l’écart, conjecture aussi peu agréable pour le visiteur que peu flatteuse pour l’hôte.
Les singulières alternances de courtoisie et de mauvaise éducation qu’il remarquait chez le capitaine espagnol ne pouvaient donner lieu qu’à deux hypothèses : innocente folie ou maligne imposture.
Mais la première idée, bien qu’elle eût pu venir naturellement à l’esprit d’un observateur indifférent, et bien qu’à certains égards elle n’eût pas été entièrement étrangère au capitaine Delano, se trouvait virtuellement écartée depuis qu’il commençait à considérer la conduite de l’étranger sous le jour d’un affront intentionnel. Pourtant, s’il n’était pas fou, que penser ? Dans les circonstances présentes, un gentilhomme, ou même n’importe quel rustre jouerait-il le rôle que son hôte jouait actuellement ? L’homme était un imposteur. Quelque aventurier de basse naissance paradant comme un grand seigneur de l’océan, mais si ignorant des exigences de la plus élémentaire bienséance qu’il se trahissait par le manque de formes inouï dont il faisait preuve. Cet appareil cérémonieux qu’il déployait à d’autres instants semblait aussi bien caractéristique d’un homme qui joue un rôle au-dessus de son niveau réel. Benito Cereno – Don Benito Cereno – un nom ronflant. Un nom en outre qui, à cette époque, n’était point inconnu des subrécargues et des capitaines de vaisseau habitués à trafiquer le long du continent espagnol, car il appartenait à l’une des familles de négociants les plus entreprenantes et les plus étendues de toutes ces provinces ; une famille dont plusieurs membres avaient des titres ; sortes de Rothschild castillans avec un frère ou un cousin noble dans chaque grande ville commerçante de l’Amérique du Sud. Le prétendu Don Benito était jeune, il avait peut-être vingt-neuf ou trente ans. Assumer un poste de cadet errant dans les affaires maritimes d’une telle famille, pouvait-on imaginer meilleur subterfuge pour un jeune coquin de talent et d’esprit ? Mais l’Espagnol était pâle et invalide. Qu’importait ! On avait vu des roués assez habiles pour simuler une maladie mortelle. Dire que sous cette apparence de faiblesse infantile, la plus sauvage énergie se pouvait dissimuler ! Dire que ces velours de l’Espagnol n’étaient peut-être que le couvert de ses griffes !
Ces images ne vinrent point d’une suite de pensées ; elles ne jaillirent pas du dedans, mais du dehors, et se répandirent tout à coup comme la gelée blanche ; mais pour s’évanouir aussitôt que le bon naturel du capitaine Delano regagna comme un doux soleil son méridien.
Jetant à nouveau les yeux sur Don Benito – dont le profil, visible au-dessus de la claire-voie, était à présent tourné vers lui – le capitaine Delano fut frappé de la netteté et de la délicatesse des traits, affinés encore par l’amenuisement dû à la maladie, aussi bien qu’ennoblis par la barbe. Les soupçons s’évanouirent.
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