C’était là le véritable rejeton d’un véritable hidalgo Cereno.

Soulagé par ces pensées et d’autres plus heureuses, le visiteur, fredonnant légèrement, se mit à arpenter la dunette d’un pas indifférent, afin de ne point trahir à Don Benito ses soupçons d’incivilité, voire de duplicité ; car les faits ne manqueraient pas de montrer le caractère illusoire de sa défiance, encore que les circonstances qui l’avaient provoquée demeurassent inexpliquées pour le présent. Mais une fois ce petit mystère éclairci, le capitaine Delano pensa qu’il pourrait éprouver un extrême regret d’avoir permis à Don Benito de pénétrer les conjectures peu charitables auxquelles il s’était livré. Bref, il préférait pour un temps laisser le bénéfice du doute à l’Espagnol.

Celui-ci cependant, le visage assombri et contracté, et toujours soutenu par son serviteur, s’avança vers le capitaine Delano. Avec un embarras encore accru et non sans donner une sorte d’intonation singulière et intrigante à son murmure voilé, il engagea la conversation suivante :

« Señor, puis-je vous demander depuis combien de temps vous mouillez auprès de cette île ? »

« Oh ! Depuis un jour ou deux, Don Benito. »

« Et quel est le dernier port où vous ayez touché ? »

« Canton. »

« Et là, Señor, vous avez échangé vos peaux de phoque contre du thé et des soies ? C’est bien ce que vous avez dit, je crois ? »

« Oui. Des soies surtout. »

« Et la différence, vous l’avez reçue en espèces, sans doute ? »

Le capitaine Delano, donnant quelques signes d’agitation, répondit :

« Oui ; j’ai reçu de l’argent ; mais non point en très grande quantité. »

« Ah !… Bien. Puis-je vous demander combien d’hommes vous avez à bord, Señor ? »

Le capitaine Delano tressaillit légèrement, mais répondit :

« Environ vingt-cinq, en tout. »

« Et à présent, Señor, tous à bord, je suppose ? »

« Tous à bord, Don Benito, » répondit le capitaine avec satisfaction.

« Et ils seront tous à bord cette nuit, Señor ? »

À cette dernière question, qui venait couronner une enquête si insistante, le capitaine Delano n’eût pu se retenir pour rien au monde de dévisager fort sérieusement le questionneur. Mais celui-ci, au lieu de soutenir son regard, baissa les yeux vers le pont avec toutes les marques d’une confusion craintive ; présentant un contraste piteux avec son serviteur qui, à ce moment même, s’agenouillait à ses pieds pour ajuster une boucle d’argent, mais dont les yeux, lorsqu’il eut achevé sa tâche, se tournèrent avec une humble curiosité vers le visage incliné de son maître.

L’Espagnol, toujours avec un susurrement suspect, répéta sa question :

« Et… et ils seront à bord cette nuit, Señor ? »

« Oui, autant que je sache, » répondit le capitaine Delano. « Mais non, » reprit-il avec une intrépide sincérité, « quelques-uns parlent de s’en aller pêcher de nouveau vers minuit. »

« Vos canots vont généralement… vont plus ou moins armés, je présume, Señor ? »

« Oh ! Une pièce de six ou deux pour parer à l’imprévu, » lui fut-il répondu avec une crâne indifférence « et un petit stock de mousquets, de harpons et de coutelas. »

Tout en répondant ainsi, le capitaine Delano regarda Don Benito, mais celui-ci avait les yeux détournés. Changeant de sujet avec une brusquerie maladroite, il fit une allusion maussade au calme, puis, sans s’excuser, se retira une fois de plus avec son serviteur vers les pavois opposés, où le chuchotement reprit.

À cet instant, et avant que le capitaine Delano eût eu le temps de réfléchir à ce qui venait de se passer, il vit le jeune matelot espagnol déjà mentionné descendre du gréement. Comme il se penchait en avant pour sauter sur le pont, sa blouse – ou sa chemise – de grosse laine, ample, flottante et abondamment tachée de goudron, s’ouvrit très bas sur la poitrine, révélant un sous-vêtement souillé qui semblait être fait de la toile la plus fine, bordé au cou d’un étroit ruban bleu fané et usé. Cependant, le regard du jeune matelot se fixant de nouveau sur les chuchoteurs, le capitaine Delano y crut discerner une signification cachée, comme si de silencieux signes franc-maçonniques avaient été à cet instant échangés.

Cet incident attira une fois de plus son propre regard sur Don Benito, et, comme devant, il fut amené à conclure qu’il formait lui-même le sujet de la conférence. Il s’arrêta. Le bruit des hachettes fourbies vint à ses oreilles. Il jeta de nouveau à la dérobée un rapide regard sur les deux hommes. Ils avaient l’air de conspirateurs. Après le récent questionnaire et l’incident du jeune matelot, ces circonstances provoquèrent un tel retour de défiance involontaire que le caractère particulièrement spontané de l’Américain ne le put supporter. Prenant un air de gaieté enjouée, il traversa le pont à la rencontre des deux hommes, disant : « Ah ! Don Benito, vous semblez accorder à ce noir une grande place dans votre confiance ; en fait, c’est une manière de conseiller privé. »

Sur quoi le serviteur leva les yeux avec un ricanement bonhomme, mais le maître tressaillit, comme sous l’atteinte d’une morsure venimeuse. Quelques instants s’écoulèrent avant que l’Espagnol se fût suffisamment ressaisi pour répondre ; ce qu’il fit enfin avec une froide contrainte, disant : « Oui, Señor, j’ai confiance en Babo. »

Ici Babo, changeant son ricanement de pure gaieté animale en un sourire intelligent, regarda son maître non sans gratitude.

Voyant que l’Espagnol gardait une réserve silencieuse, comme s’il laissait entendre, volontairement ou non, que la proximité de son hôte était à cet instant gênante, le capitaine Delano, ne voulant point paraître incivil même à l’incivilité, fit quelque remarque banale et s’en fut ; tournant et retournant dans son esprit le mystérieux comportement de Don Benito Cereno.

Il était descendu de la dunette et, absorbé dans ses pensées, passait près d’une sombre écoutille qui menait à l’entrepont, quand il y perçut un mouvement et regarda pour voir ce qui bougeait. Au même instant une étincelle brilla dans l’ombre de l’écoutille, et il vit l’un des matelots espagnols, qui rôdait par là, porter rapidement la main à sa poitrine sous sa chemise comme pour cacher quelque chose. Avant que l’homme eût pu reconnaître avec certitude l’identité du passant, il disparut en bas. Mais le capitaine Delano l’avait vu assez clairement pour se convaincre que c’était le même jeune matelot déjà remarqué dans le gréement.

Qu’était-ce donc qui avait ainsi étincelé ? pensa-t-il. Ce n’était ni une lampe, ni une allumette, ni une braise ardente. Se pouvait-il que ce fût un bijou ? Mais depuis quand les marins portaient-ils des bijoux… ou du linge bordé de soie ? Avait-il fouillé dans les coffres des passagers défunts ? Mais s’il en était ainsi, il ne s’aviserait guère de porter un article volé à bord du navire. Ah ! Ah ! Si vraiment j’ai vu, voici un instant, ce garçon suspect échanger un signe secret avec son capitaine, si seulement je pouvais être certain que dans mon trouble, mes sens ne me trompent pas, alors…

Ici, passant d’un motif de soupçon à l’autre, son esprit revint à la teneur des étranges questions qui lui avaient été posées au sujet de son navire.

Par une curieuse coïncidence, à mesure qu’il se rappelait chacune des questions, ces noirs sorciers d’Achanti se mirent à jouer des hachettes, comme pour accompagner d’un sinistre commentaire les pensées de l’étranger blanc. Assailli par ces énigmes et ces mauvais présages, il eût été pour ainsi dire contre nature que le cœur le moins défiant ne livrât point accueil à quelques méchants soupçons.

Observant que le navire aux voiles enchantées, devenu la proie d’un courant, dérivait irrésistiblement vers le large avec une rapidité croissante ; et remarquant que le phoquier était masqué à présent par un promontoire, le solide marin se mit à trembler sous l’influence de pensées qu’il osait à peine s’avouer à lui-même. Par-dessus tout, Don Benito commença à lui inspirer une terreur spectrale. Et pourtant, lorsqu’il se redressa, dilata sa poitrine, s’affermit sur ses jambes et considéra froidement la question, – à quoi se réduisaient tous ces fantômes ?

Si l’Espagnol nourrissait quelque dessein sinistre, ce ne devait pas être tant à l’égard de lui-même (le capitaine Delano) que de son navire (le Bachelor’s Delight). Or le fait que la dérive entraînait à présent un navire loin de l’autre, au lieu de favoriser ce dessein supposé, lui était, pour le moment du moins, contraire. Assurément tout soupçon qui renfermait de telles contradictions devait être illusoire. En outre, n’était-il pas absurde de penser d’un vaisseau en détresse – d’un vaisseau que la maladie avait presque entièrement privé de son équipage – d’un vaisseau dont les occupants mouraient de soif – n’était-il pas mille fois absurde de croire qu’un tel bâtiment pouvait être un pirate, ou que son commandant, pour lui-même aussi bien que pour ses hommes, désirait autre chose que d’être promptement secouru et restauré ? Mais pourtant, la détresse générale, et la soif en particulier, ne pouvaient-elles être simulées ? Et cet équipage espagnol, dont on prétendait qu’il avait presque entièrement péri, ne pouvait-il être intact et caché à ce moment même dans la cale ? En implorant d’une voix navrante un verre d’eau fraîche, des démons à forme humaine avaient pénétré dans des habitations isolées, ne se retirant qu’après avoir commis un acte ténébreux.