Et chez les pirates malais, c’était chose usuelle que d’attirer des navires à leur suite dans leurs retraites traîtresses, ou, en pleine mer, de tromper les occupants d’un vaisseau ennemi par le spectacle de ponts, clairsemés ou vides sous lesquels se cachaient une centaine de lances et des bras jaunes prêts à les lancer à travers les paillets. Non que le capitaine Delano eût accordé plein crédit à pareils faits lorsqu’il les avait entendu conter, mais à présent ces histoires lui revenaient à l’esprit. La destination actuelle du navire était le mouillage. Là, il serait à côté de son propre vaisseau. Une fois dans ce voisinage, le San Dominick ne pourrait-il, comme un volcan endormi, libérer soudain des énergies à présent cachées ?

Il se rappela l’attitude de l’Espagnol racontant son histoire, ses suspens, ses faux-fuyants ténébreux : c’étaient là précisément les manières d’un homme qui invente son récit au fur et à mesure pour des fins coupables. Cependant, si l’histoire n’était pas vraie, quelle était la vérité ? L’Espagnol avait-il pris possession du navire d’une façon illégale ? Mais dans un grand nombre de détails, particulièrement ceux qui avaient trait aux circonstances les plus calamiteuses, – comme la disparition fatale des matelots, les louvoyages prolongés qui en avaient été la conséquence, les souffrances endurées pendant les calmes persistants, et celles que la soif provoquait encore présentement –, sur tous ces points et sur d’autres encore le récit de Don Benito avait corroboré non seulement les exclamations plaintives de la multitude indiscriminée, noirs et blancs, mais encore – ce qu’il semblait impossible de contrefaire – l’expression même, le jeu de chaque trait humain observés par le capitaine Delano. Si l’histoire de Don Benito était d’un bout à l’autre une invention, il n’y avait pas une âme à bord – jusqu’à la plus jeune négresse – qu’il n’eût soigneusement dressée et qui ne trempât dans le complot : déduction invraisemblable. Et pourtant, s’il y avait quelque raison de mettre en doute la véracité du capitaine espagnol, cette déduction était légitime.

Bref, à peine l’esprit de l’honnête marin s’ouvrait-il à une inquiétude que, par une réaction spontanée du bon sens, il la rejetait aussitôt. Il finit par rire de ces pressentiments et de l’étrange navire qui par son apparence semblait en quelque sorte les favoriser ; par rire aussi de l’aspect bizarre des noirs, particulièrement de ces vieux rémouleurs d’Achanti et de ces étoupiers semblables à de vieilles tricoteuses clouées au lit ; et il alla presque jusqu’à rire du sombre Espagnol lui-même, ce lutin fantomatique qui était au centre de tout.

Pour le reste, tout ce qui semblait sérieusement énigmatique, son bon naturel l’attribua au fait que le pauvre invalide savait à peine ce qu’il faisait, tantôt assombri par de noires vapeurs, tantôt posant au hasard des questions sans signification et sans objet. Évidemment, l’homme n’était pas en état pour le présent d’avoir la charge du navire. Sous quelque bienveillant prétexte, le capitaine Delano devrait lui retirer le commandement et envoyer le San Dominick à Concepcion sous les ordres de son second, homme de confiance et bon navigateur : plan qui ne se montrerait pas moins salutaire à Don Benito qu’au navire, car – délivré de toute anxiété et restant confiné dans sa cabine – le malade, diligemment soigné par son serviteur, aurait probablement avant la fin de la traversée recouvré dans une certaine mesure sa santé, et du même coup son autorité.

Ainsi roulaient les pensées de l’Américain. Elles étaient rassurantes. Il y avait une différence entre l’idée de Don Benito décidant ténébreusement du sort du capitaine Delano et celle du capitaine Delano réglant d’une main légère le sort de Don Benito. Néanmoins, ce ne fut pas sans quelque soulagement que le bon marin aperçut au loin sa chaloupe, dont l’absence avait été prolongée par sa détention inattendue aux côtés du phoquier et, pendant le voyage de retour, par l’éloignement progressif du but.

La tache mouvante fut observée par les noirs. Leurs cris attirèrent l’attention de Don Benito qui, avec un retour de courtoisie, s’approcha du capitaine Delano en exprimant sa satisfaction de voir arriver des provisions, quelque restreintes et provisoires qu’elles fussent.

Le capitaine Delano répondit ; mais ce faisant, son attention fut attirée par quelque chose qui se passait sur le pont au dessous : parmi la foule qui grimpait sur les pavois opposés au rivage en observant anxieusement l’approche du bateau, deux noirs, selon toute apparence incommodés accidentellement par l’un des matelots, éclatèrent en d’horribles imprécations à son adresse et, comme il faisait mine de protester, le précipitèrent sur le pont et le trépignèrent, malgré les cris impérieux des deux étoupiers.

« Don Benito, » dit vivement le capitaine Delano, » voyez-vous ce qui se passe là ? Regardez ! »

Mais, repris par sa toux, l’Espagnol chancela en portant les deux mains à son visage, et parut sur le point de défaillir. Le capitaine Delano allait lui porter secours, mais déjà le serviteur, plus alerte, soutenait son maître d’une main et de l’autre lui administrait un cordial. Don Benito ayant repris ses forces, le noir retira son appui et s’écarta de quelques pas, tout en demeurant fidèlement à portée d’un simple murmure. Une telle marque de discrétion effaça entièrement aux yeux du visiteur l’impropriété dont les conciliabules incivils mentionnés plus haut eussent pu faire accuser le serviteur ; prouvant en outre que, si ce dernier était à blâmer, c’était sans doute plutôt par la faute de son maître que par la sienne propre, puisqu’une fois laissé à lui-même il se conduisait si bien.

Son regard ainsi détourné d’une scène de désordre au profit du spectacle plus plaisant qui s’offrait à lui, le capitaine Delano ne put s’empêcher de féliciter à nouveau Don Benito de posséder un serviteur qui, pour se mettre peut-être un peu trop en avant de temps à autre, ne devait pas moins être d’un prix inestimable aux yeux d’un homme dans la situation de l’invalide.

« Dites-moi, Don Benito, » ajouta-t-il avec un sourire, « j’aimerais que votre homme fût à moi, Qu’en demanderez-vous ? Cinquante doublons feraient-ils l’affaire ? »

« Maître ne se séparerait pas de Babo pour mille doublons, » murmura le noir qui avait entendu l’offre, la prenait au sérieux, et, avec la singulière vanité d’un esclave fidèle apprécié par son maître, montrait son dédain pour l’évaluation dérisoire dont il était l’objet de la part d’un étranger. Mais Don Benito, encore incomplètement remis de sa crise et de nouveau interrompu par sa toux, n’émit qu’une réponse indistincte.

Bientôt sa détresse physique devint si grande et parut affecter son esprit de telle sorte, que le serviteur, comme pour cacher ce triste spectacle, conduisit doucement son maître en bas.

Laissé à lui-même, l’Américain, pour tromper le temps avant l’arrivée de son bateau, eût volontiers accosté l’un des matelots espagnols qui s’offraient à sa vue ; mais se souvenant d’une parole de Don Benito touchant leur mauvaise conduite, il s’en abstint, en bon capitaine de vaisseau qui répugne à voir des matelots faire preuve de lâcheté ou d’infidélité.

Tandis qu’habité par ces pensées il dirigeait son regard à l’avant sur cette poignée de matelots, il lui sembla tout à coup que l’un d’eux lui retournait son regard avec une intention particulière. Il se frotta les yeux et regarda encore, mais pour voir la même chose. Sous une nouvelle forme, plus obscure que les précédentes, les anciens soupçons revinrent ; toutefois, en l’absence de Don Benito, moins chargés d’alarme qu’auparavant. En dépit du rapport peu favorable dont les matelots avaient été l’objet, le capitaine Delano résolut d’accoster incontinent l’un d’eux. Descendant de la dunette, il se fraya un passage à travers les noirs, son mouvement provoquant de la part des étoupiers un cri bizarre auquel les nègres obéirent : ils se jetèrent de côté pour lui faire place ; mais, comme s’ils eussent été curieux de reconnaître la cause de cette visite délibérée à leur ghetto, ils se refermèrent sans trop de désordre derrière l’étranger blanc et le suivirent. Sa marche ainsi proclamée comme par des hérauts montés, et sous l’escorte d’une garde d’honneur cafre, le capitaine Delano, prenant un air enjoué et détaché, continua à avancer, non sans lancer de temps en temps une parole plaisante aux nègres et surveiller attentivement du regard les visages blancs çà et là disséminés parmi les noirs comme des pions blancs aventureusement engagés dans les rangs de l’adversaire.

Comme il se demandait lequel d’entre eux choisir pour son dessein particulier, il remarqua par hasard un matelot assis sur le pont et occupé à goudronner l’estrope d’une grosse poulie, tandis qu’un cercle de noirs accroupis autour de lui considéraient ses gestes d’un œil inquisiteur.

L’humble besogne de l’homme contrastait avec quelque chose de supérieur dans sa personne. Sa main, noircie par des plongeons répétés dans le pot de goudron qu’un nègre tenait devant lui, ne semblait pas s’allier naturellement à son visage, lequel eût été très beau sans son expression hagarde. Cette expression était-elle celle d’un criminel, il semblait difficile d’en décider ; car, de même que la chaleur et le froid intenses, bien que dissemblables, produisent des sensations semblables, de même l’innocence et le crime, lorsqu’ils s’associent accidentellement avec la souffrance mentale, n’usent que d’un sceau pour imprimer une empreinte visible : celui du ravage.

Non point toutefois que cette réflexion vint à l’esprit du capitaine Delano, quelque charitable qu’il fût ; il lui vint une autre idée ! Observant que cette expression si étrangement hagarde allait de pair avec un œil sombre détourné comme dans le trouble ou la honte, et unissant assez illogiquement dans sa tête ses propres soupçons au sujet de l’équipage à la mauvaise opinion avouée par leur capitaine, il fut insensiblement gagné par certaines notions générales qui dissociaient la souffrance et l’abattement de la vertu, pour les relier invariablement au vice.

S’il se passe vraiment quelque chose de vilain à bord de ce navire, pensa le capitaine Delano, il est sûr que cet homme y a trempé la main comme il la trempe à présent dans le goudron. Je ne tiens pas à l’aborder. Je parlerai plutôt à cet autre, ce vieux Jack assis là sur le guindeau.

Il s’avança vers un vieux loup de mer barcelonais aux joues tannées et ravagées, aux favoris épais comme des buissons d’épines, affublé de culottes rouges en lambeaux et d’un bonnet de nuit souillé. Assis entre deux Africains somnolents, ce matelot, comme son jeune camarade, était penché sur un bout de corde – il épissait un câble – cependant que les deux noirs somnolents accomplissaient la fonction subalterne de tenir pour lui les extrémités des filins.

Dès qu’il vit le capitaine Delano s’approcher, l’homme pencha la tête plus bas qu’il n’était nécessaire pour vaquer à sa besogne. On eût dit qu’il désirait qu’on le crut absorbé dans sa tâche avec un zèle peu commun.