Interpellé, il leva les yeux, mais avec une expression furtive et défiante bien singulière sur son visage battu des vents, comme un ours grizzli qui, au lieu de gronder et de mordre, se fût mis à minauder et à prendre des airs patelins. Il se vit poser plusieurs questions au sujet du voyage – des questions se référant à dessein à certains passages du récit de Don Benito, et non corroborées précédemment par les cris impulsifs qui avaient accueilli le visiteur lorsqu’il était monté à bord. Le matelot répondit brièvement aux questions, confirmant tout ce qu’il restait à confirmer de l’histoire. Les nègres qui entouraient le guindeau se joignirent à lui, mais à mesure qu’ils devenaient bavards, le vieux marin tombait peu à peu dans le silence, et finalement son mutisme complet et son expression morose montrèrent qu’il ne se souciait pas de répondre à d’autres questions, bien que ses airs d’ours ne laissassent pas d’être mitigés par ses mines patelines. Désespérant d’avoir un libre entretien avec un tel centaure, le capitaine Delano chercha des yeux autour de lui une silhouette plus engageante, mais n’envoyant aucune, enjoignit plaisamment aux noirs de lui faire place ; sur quoi, parmi des ricanements et des grimaces variés, il regagna la dunette, en éprouvant d’abord, sans trop savoir pourquoi, un léger sentiment de malaise, mais dans l’ensemble avec un renouvellement de confiance en Benito Cereno.

Il est clair, pensa-t-il, que ce vieux loup de mer à favoris trahit sa mauvaise conscience. Sans doute, quand il m’a venu venir, craignait-il qu’averti par le capitaine de l’inconduite générale de l’équipage, je ne lui fisse une semonce, et voilà pourquoi il a baissé la tête. Et pourtant… et pourtant, maintenant que j’y pense, ce même vieux grison, si je ne me trompe, était l’un de ceux qui semblaient me regarder avec tant d’insistance il y a un instant. Ah ! ces courants vous tournent la tête presque aussi facilement qu’ils tournent le navire. Mais voici un spectacle plaisant et comme ensoleillé ; un spectacle bien humain.

Son attention avait été attirée vers une négresse endormie, à demi visible à travers la dentelle du gréement, ses jeunes membres nonchalamment étendus sous le vent des pavois, comme une biche à l’ombre d’un roc ombreux. Son faon, tout éveillé, se traînait pour saisir les seins voilés, son petit corps noir, entièrement nu, à demi soulevé du pont et jeté en travers du corps de sa mère, ses mains, comme deux pattes, s’agrippant à elle, sa bouche et son nez fouillant en vain pour atteindre au but, tout cela avec une manière de grognement mécontent qui se mêlait au ronflement placide de la négresse.

La vigueur peu commune de l’enfant éveilla enfin la mère. Elle sursauta et vit au loin le capitaine Delano. Mais, sans paraître éprouver aucune honte d’avoir été surprise dans une telle attitude, elle s’empara de l’enfant d’un air ravi, et le couvrit de baisers avec des transports maternels.

Voici la nature à nu : une tendresse, un amour purs, pensa le capitaine Delano charmé.

Cet incident l’amena à observer plus particulièrement les autres négresses. Leurs manières lui firent la meilleure impression ; comme la plupart des femmes non civilisées, elles semblaient unir une constitution robuste à un cœur délicat, également prêtes à mourir pour leurs enfants ou à combattre pour eux. Naturelles comme des léopards, aimantes comme des colombes. Ah ! pensa le capitaine Delano, peut-être certaines de ces femmes sont-elles de celles que Mungo Park vit en Afrique et dont il donna une si noble description.

Ce spectacle naturel diminua insensiblement sa défiance et son malaise. Enfin, il chercha des yeux sa chaloupe et constata ses progrès : elle était encore à bonne distance. Il se retourna alors pour voir si Don Benito avait reparu ; mais il n’en était rien.

Pour changer la scène aussi bien que pour se donner l’agrément d’observer l’approche du bateau, il franchit les porte-haubans et monta jusqu’à la galerie de tribord. Ces balcons d’apparence vénitienne mentionnés plus haut, formaient des retraites coupées du pont. Comme son pied foulait les mousses marines demi-humides, demi-sèches qui tapissaient l’endroit, comme sa joue recevait l’évent d’un souffle de brise isolé, fantomatique risée sans héraut ni escorte ; comme son regard tombait sur la rangée de petits contre-sabords ronds, tous fermés d’une rondelle de cuivre ainsi que les yeux d’un mort dans le cercueil, et sur la porte de la cabine, anciennement reliée à la galerie (où jadis s’étaient ouverts également les contre-sabords), mais à présent calfatée et assujettie aussi fermement qu’un couvercle de sarcophage à la paroi, au seuil et aux montants goudronnés d’une sombre couleur pourpre ; comme il songeait au temps où dans cette cabine et sur ce balcon d’apparat avaient retenti les voix des officiers du roi d’Espagne, et où les filles des vice-rois de Lima s’étaient accoudées, peut-être à l’endroit même où il se tenait maintenant ; comme ces images et d’autres encore flottaient dans son esprit ainsi que la risée dans l’air calme, il sentit monter en lui cette rêveuse inquiétude qu’un homme seul dans la prairie se prend à éprouver devant le repos de midi.

Il s’appuya à la balustrade ouvragée, tournant de nouveau son regard vers la chaloupe ; mais ses yeux tombèrent sur le ruban d’herbes marines qui traînait le long de la ligne de flottaison du navire, aussi rigide qu’une bordure de plate-bande, et sur les parterres d’algues dont les larges ovales ou les croissants flottaient çà et là, séparés par de longues allées solennelles qui traversaient des terrasses houleuses et s’incurvaient comme pour mener à des grottes cachées. Dominant tout cela, la balustrade où s’appuyait son bras, par endroits maculée de poix et par endroits rehaussée de mousses, semblait être le vestige carbonisé de quelque kiosque dans un parc magnifique depuis longtemps délaissé.

À vouloir rompre un charme, il se trouvait de nouveau ensorcelé. Bien qu’il voguât sur la vaste mer, il lui semblait être quelque part très loin à l’intérieur des terres ; prisonnier dans un château abandonné d’où son regard découvrait des terres vides, des routes vagues que nulle voiture, nul passant ne venaient animer.

Mais ces enchantements se dissipèrent quelque peu quand son regard tomba sur les porte-haubans corrodés. De style ancien, avec leurs maillons, leurs manilles et leurs clavettes massives et rouillées, ils paraissaient mieux appropriés encore à la présente fonction du navire qu’à celle pour laquelle il avait sans doute été construit.

À cet instant, il lui sembla voir bouger quelque chose près des chaînes. Il se frotta les yeux et regarda fixement. Dans la forêt d’agrès qui les environnaient, il aperçut, caché derrière un grand hauban comme un Indien aux aguets derrière un noyer d’Amérique, un matelot espagnol avec un épissoir à la main. L’homme fit une sorte de geste imparfait dans la direction du balcon, puis aussitôt, comme alarmé par un bruit de pas sur le pont, disparut dans les profondeurs de la forêt de chanvre ainsi qu’un braconnier.

Que voulait dire ceci ? L’homme avait essayé de lui communiquer quelque chose, à l’insu de chacun, même de son capitaine. Le secret était-il de quelque manière défavorable à Don Benito ? Ses soupçons premiers allaient-ils être vérifiés ? Ou bien, dans son humeur inquiète, prenait-il pour un geste significatif ce qui n’avait été de la part de l’homme qu’un mouvement tout involontaire requis par sa besogne ?

Non sans trouble, il chercha de nouveau sa chaloupe du regard, mais pour la trouver momentanément cachée par un éperon rocheux de l’île. Comme il se penchait en avant avec quelque vivacité, guettant l’instant où la proue se montrerait à nouveau, la balustrade céda sous lui comme du charbon de bois. S’il n’eût saisi un cordage qui se trouvait à sa portée, il fût tombé à la mer. Le craquement, bien que faible, et la chute, bien que sourde, des fragments pourris, devaient avoir été entendus. Il leva les yeux.