En même temps, elle émettait, scandées de hochements de tête pensifs, des réflexions comme celles-ci : «Le ver est dans le fruit, jetons-le», ou «Je renonce à un amour d'où la confiance s'est retirée !» ou «Je tiens à ton affection, mais plus encore à ton estime !», discours qui trahissaient chez elle une force d'âme peu commune, alliée à une rare délicatesse de sentiments. Mais, soudain, à propos de rien, comme si l'excès de sa vaillance eût éclaté ainsi qu'une étoffe trop tendue, voici qu'elle se trouva au cou de son amant, sanglotante, bégayant : «Quitte-moi !... il le faut !... Fuis ! Va-t'en !... Mais, par charité, n'éternise pas mon supplice !»

Alors Boubouroche comprit combien l'homme est bête et crédule ; sur l'immensité de ses torts s'ouvrirent ses yeux dessilés, et, ayant enfermé de ses doigts de portefaix les épaules, les frêles épaules de celle qui lui était chère entre toutes, il fit ce que fit le Divin Maître au Jardin des Oliviers : il inclina la tête et pleura amèrement. Et, la tragédie commencée versant brusquement dans l'églogue, le massacre attendu accouchant d'une idylle, un même divan reçut les croupes accotées de deux amants rendus à l'étreinte l'un de l'autre. Telle se dissipe une épaisse nuée devant l'éblouissement d'un coup de soleil prochain, tel se tarit, devant des sourires qui renaissaient, le flot des pleurs attardés en leurs cils. Quel baiser !... Adèle, un instant, en femme de tête qu'elle était, essaya bien de sermonner Boubouroche et de lui démontrer, preuves en main, le profit qu'il y avait pour lui à la lâcher comme un paquet de sottises, à la laisser crever simplement dans son coin, de tristesse et d'isolement ; il ne voulut rien savoir, rien !... pas même le nom du monsieur de tout à l'heure, le pourquoi de sa séquestration en un rez-de-chaussée de buffet : honnête homme qui n'entend forcer ni la caisse, ni le secret des autres ! En sorte que la jeune Adèle, soupirante, mais consentante, dut se résigner à ne pas perdre les modiques avantages de la situation : à savoir trois cents francs par mois, le loyer, les contributions, les retours de bâton et les petits cadeaux. Je vous dis que c'était une nature d'élite ! Or, comme, les doigts aux joues rebondies de Boubouroche et les yeux entrés en les siens, elle le querellait sans aigreur, lui demandant s'il n'était timbré un petit peu et si, elle, toujours, ne s'était pas montré la plus délicate des maîtresses, la plus indulgente, la plus sûre :

- Chameau ! s'écria le gros homme.

Adèle sursauta.

Qui ?

Elle ?

Non.

C'était du monsieur qu'il parlait ; non pas du monsieur au buffet, mais de l'autre, entendez-moi bien ; je dis : le philosophe d'à côté, l'homme à la dialectique serrée, aux apophtegmes persuasifs, fruits d'une âpre et rude expérience. Et, songeant qu'un jour viendrait bien où, de nouveau, dans l'escalier, il croiserait ce vieil imbécile, il partit d'un bel éclat de rire, l'ouïe égayée, par anticipation, d'un bruit de gifles tombant dru comme grêle sur une face aux tons de parchemin...

Et c'est tout. Il sécha ses yeux. Il souleva, ainsi qu'il eût fait d'une plume, Adèle, qui lui barrait la route, vint prendre au tabouret du piano la place qu'elle y avait laissée chaude, et, d'une voix qui vibra aux vitres des croisées, il entonna, soutenu de fantaisistes et invraisemblables accords :

C'est pour la paix que mon marteau travaille,

Loin des combats, je vis en liberté.

Car il avait, ce pauvre garçon, une érudition musicale limitée. Il savait le Forgeron de la Paix, le refrain du Père la Victoire et un couplet du Pied qui r'mue. FIN

Boubouroche ( pièce en deux actes )

Personnages

Boubouroche.

Potasse.

Roth.

Fouettard.

Un garçon de café.

Un vieux monsieur.

Adèle.

André.

ACTE PREMIER

Un petit café d'habitués, qu'éclairent quelques becs de gaz. Au fond, la porte, de chaque côté de laquelle, sur les vitres de la façade, des affiches qui tournent le dos.

À droite, vu de profil, le comptoir, où trône une pompeuse caissière ; puis une série de tables de marbre qui viennent jusqu'à l'avant-scène.

À gauche, longeant le mur, une égale quantité de tables.

Au centre, une table isolée, chargée de journaux et de brochures.

Au lever du rideau (outre quelques consommateurs qui s'en iront au cours de l'acte), un monsieur d'âge respectable, assis à une des tables de droite, devant une tasse de café, s'absorbe dans la lecture du Temps. À gauche, près de la rampe, Boubouroche joue la manille avec Potasse, contre MM. Roth et Fouettard, les reins dans la moleskine de la banquette. Grand amateur de bière blonde, il a déjà, devant lui, un beau petit échafaudage de soucoupes ; cependant que Fouettard et Roth, qui se sont attardés aux cartes et qui n'ont pas encore dîné, achèvent par petites gorgées l'absinthe restée en leurs verres.

Scène première

Boubouroche, Potasse, Roth, Fouettard, consommateurs.

Boubouroche, abattant une carte.

« C'est pour la paix que mon marteau travaille,

Loin des combats, je vis en liberté... »

Potasse

Qu'est-ce qu'il faut que je fasse ?

Boubouroche

Coupe, parbleu !

Potasse

Avec quoi ?

Boubouroche

Tu n'as pas de couteau ?

Potasse

Je n'en ai jamais eu.

Boubouroche

C'est trop fort ! Tu ne pouvais pas le dire tout de suite ?

Potasse, malin.

Pour les renseigner, n'est-ce pas ?

Boubouroche

Les renseigner !... Tu m'as l'air renseigné.

Potasse

Mais...

Boubouroche

Zut ! On ne joue pas la manille comme ça.

Potasse

Je joue comme je peux.

Boubouroche

Alors, laisse-moi conduire. C'est curieux, aussi, ce parti pris de vouloir, toujours et quand même, conduire la manille parlée !... Comme s'il était donné à tout le monde de conduire la manille parlée ! (Cependant Roth et Fouettard se font du bon sang en silence.) Tiens, regarde Roth et Fouettard !... Ils se fichent de toi ; c'est flatteur !... Et ça nous coûte une levée.

Potasse

Enfin, qu'est-ce que je fais ?

Boubouroche

Des sottises !

Potasse

Je te demande ce que je dois faire.

Boubouroche

Me laisse conduire seul.

Potasse, agacé.

J'ai de la peine à me faire comprendre. Que dois-je mettre ?

Boubouroche

Où ça ?

Potasse

Sur le pli ?

Boubouroche, qui comprend enfin.

Ah, bon ! Mets une crotte de chien !Potache met une carte.

Fouettard, à Roth qu'il questionne.

Un cheval ?

Roth

Un bœuf !... Un éléphant !Fouettard joue, fait la levée, puis :

Fouettard, abattant sa dernière carte.

Et cœur !

Boubouroche, jouant.

Pour moi ! (Il ramasse ses levées et fait à demi-voix son compte.) Quatre et quatre huit et cinq treize.