Et cinq, dix-huit ; et un, dix-neuf ; et un, vingt. Et cinq, vingt-cinq ; et quatre, vingt-neuf ; et six, trente-cinq. Et un, trente-six ; et quatre, quarante... Et seize, cinquante-six. C'est bien cela. Vingt-deux pour nous ; marque, Potasse.

Potasse, marquant.

Vingt-deux pour les invités.

Roth

À qui de faire ?

Boubouroche

C'est à Fouettard. Où diable est mon tabac ?

Fouettard, qui l'avait mis dans sa poche l'en retire.

Le voici. Simple distraction. Là-dessus il ramasse les cartes, les bat, et donne à couper.

Boubouroche, ramassant ses cartes au fur et à mesure qu'elles lui sont distribuées.

« C'est pour la paix que mon manteau travaille,

Loin des canons, je vis en liberté... »

Fouettard, agacé et s'arrêtant de donner.

Ah ! non, tu nous rases, tu sais, avec ton « Forgeron de la Paix » !

Roth

Pour sûr, tu nous rases !... Sans blague, vieux, ça ne te serait pas égal de chanter autre chose ?

Boubouroche

Je chante ce que je sais.

Fouettard

Vrai alors, tu as un répertoire restreint. (Il donne la retourne.) La dame. Deux pour nous.Il marque.

Boubouroche, qui a étudié son jeu.

Causons peu mais causons bien. (À Potasse.) Comment es-tu de la maison ?

Potasse

Ma part.

Boubouroche

Par le roi ?

Potasse

Oui.

Boubouroche

Des coupes ?

Potasse

Deux mille deux cent vingt-deux.

Boubouroche

Attends... tu n'as pas de manille ?

Potasse

Non ; mais j'ai les deux manillons noirs.

Boubouroche

Qui est-ce qui te demande ça ?

Potasse, qui se justifie.

Tu me questionnes.

Boubouroche

Ce n'est pas vrai.

Potasse

Comment, ce n'est pas vrai !

Boubouroche

Non.

Potasse

Si.

Boubouroche

Non. A-t-on idée d'un entêtement pareil ? (Mouvement de Potasse.) Tu ne sais pas la conduire, je te dis ; tu ne sais pas la conduire, la manille parlée !... Tu la conduis comme une charrette à bras, comme une soupière, comme un tire-botte ! Depuis des années, je te le répète ! Seulement, voilà ; l'orgueil, l'éternel orgueil, le besoin de briller et d'étonner le monde par des mérites que l'on n'a pas !... Faire le malin et l'entendu...

Potasse

Oh ! mais pardon ! En voilà assez ! (Il se lève.) Amédée !

Amédée

Monsieur ?

Boubouroche, effaré.

Hein ! quoi ?

Potasse, À Amédée.

Mon paletot, mon chapeau !

Roth, qui s'interpose.

Voyons !...

Potasse

Fiche-moi la paix, toi.

Boubouroche

Est-il bête !

Fouettard, conciliant.

Potasse !

Roth

Tu ne vas pas te fâcher ?

Potasse, qui commence à mettre son pardessus.

Ça suffit !

Roth

T'es là que tu t'emballes !...

Fouettard

Viens donc jouer !

Potasse

Je ne joue plus !

Boubouroche

Pourquoi ?

Potasse

Je passe ma vie à me faire engueuler ; j'en ai plein le dos, à la fin.

Fouettard, désolé.

Potasse !

Roth, navré.

Potasse !

Boubouroche, repentant et contrit.

Potasse !

Potasse, intraitable.

Non !

Boubouroche

Reprends donc tes cartes, Potasse. Si je t'ai fait de la peine, je t'en demande pardon.

Roth

Là !...

Boubouroche

Je te fais des excuses.

Roth

T'entends ?

Boubouroche

Tu sais bien que, pas un instant, l'idée ne m'est venue de te blesser par des paroles désobligeantes ! Nous sommes des amis, que diable ! Oublie donc un moment d'erreur, et reprends tes cartes, Potasse. Que veux-tu, c'est plus fort que moi ; quand je joue la manille, je ne me connais plus.

Tandis que Boubouroche a ainsi discouru, Potasse, sa rancune désarmée, a rendu à Amédée son chapeau et son pardessus. À la fin il a repris, à la table de jeu, la place qu'il y occupait au lever de rideau. Il reprend son jeu laissé là, et chacun des autres joueurs ayant également repris le sien, la séance continue.

Un temps puis :

Boubouroche, très humble.

Donc, tu as deux carreaux, deux cœurs, le manillon de trèfle deuxième, et deux piques par le manillon. C'est bien ton jeu ?

Potasse

Oui.

Boubouroche

Bon ! Cache-le ! Joue atout. (Étonnement de Potasse.) Joue atout ; crois-moi... du plus gros. (Potasse convaincu abat le roi d'atout.) Si le manillon est chez Roth...

Roth, qui met l'as.

Il y est.

Boubouroche, qui triomphe.

Tu vois ?... Je lui fais un sort ! (Lui-même, du dix d'atout, a pris.) Nous allons essayer le dix-sept. Atout !

Fouettard, amer.

Ça réussit.

Boubouroche, au comble de la gloire.

Ah !... Maintenant, attention au mouvement.

Long silence, puis :

Boubouroche, à demi-voix.

« C'est pour la paix que mon manteau travaille,

Loin des canons, je vis en liberté... »

Les trois joueurs, agacés.

Boubouroche !...

Boubouroche

Laissez, laissez...