vous gênez mon inspiration. (À lui-même.) Ils font la manille de trèfle ; on ne peut pas les en empêcher. Ça ne fait rien ; ils perdent quand même. (À Potasse :) Écoute, je vais jouer pique pour toi.
Potasse
Bon.
Boubouroche
Tu prendras de ton manillon, et tu renverras petit pique.
Potasse
Compris.
Boubouroche, jouant.
Pique !
Fouettard, à son partenaire :
Au point.
Roth
Tu parles !...
Potasse prend de son as.
Boubouroche
Joue pique ! (Potasse obéit. Boubouroche fait la levée et rejoue.) Pique maître !
Potasse
Je me défonce ?
Boubouroche
D'un cheval !... Fais voir ton jeu. (Potasse renverse les cartes qui lui restent encore en main.) Mets ton manillon de trèfle.
Potasse
Voilà.
Boubouroche, jouant à mesure qu'il annonce.
Trèfle pour toi !... Trèfle pour moi !... Et cœur. Vingt-sept pour nous, et vingt-deux à la marque : quarante-neuf... Vous êtes dans le lac.
Roth
Ça y ressemble.
Boubouroche
Encore une ?
Fouettard
Ah non !
Boubouroche, engageant.
La dernière.
Fouettard
On voit bien que tu as dîné, toi... (D'une voix qui faiblit :) Il est trop tard, réellement. Quelle heure est-il, Amédée ?
Amédée
Neuf heures moins vingt, monsieur Fouettard.
Roth et Fouettard
Neuf heures moins vingt !...
Roth
Je croyais qu'il était sept heures et demie ! (Il saute sur son pardessus.) Moi qui ai promis à une femme de la mener au cinéma !
Fouettard
Et moi qui ai du monde à dîner !... On doit être en train de me chercher à la morgue.
Roth
Nous allons être bien reçus !
Fouettard
Oui ; ça va ne pas être ordinaire. Eh ! Amédée !
Amédée
Monsieur ?
Fouettard
Combien ça fait, tout ça ?
Amédée, après avoir fait le compte des soucoupes dressées en colonne.
Quatre francs vingt !
Fouettard, à Roth.
Deux francs dix chacun.
Roth
Deux francs dix chacun ; c'est cela même.
Les deux hommes tirent leur porte-monnaie et y farfouillent longuement.
Soudain :
Roth
Au fait, Boubouroche, est-ce que je ne te dois pas huit francs ?
Boubouroche
C'est possible.
Roth, qui se récrie.
Possible ? C'est sûr.
Boubouroche, discret.
Ça ne presse pas, en tout cas.
Roth
Non ?
Boubouroche
Non.
Roth
Alors, oblige-moi donc de payer mes soucoupes. Nous compterons à la fin du mois.
Boubouroche
Avec plaisir.
Roth
Merci.
Boubouroche
De rien. À demain, hein ?
Roth
À demain.
Fouettard
À propos. Paye donc aussi pour moi ; veux-tu ? Je suis sorti sans argent, figure-toi. Je te rembourserai demain soir.
Boubouroche
Mais oui, mais oui.
Fouettard
Ça ne te gêne pas, au moins ?
Boubouroche hausse les épaules et rit.
Fouettard
En ce cas...
Poignées de main.
Fouettard et Roth
Au revoir, Boubouroche.
Boubouroche
Au revoir, vieux !
Sortie de Roth et de Fouettard.
Scène II
Boubouroche, Potasse.
Potasse
Boubouroche.
Boubouroche
Quoi ?
Potasse
Paye-moi un distingué, je te dirai ce que tu es.
Boubouroche
Je te l'aurais offert sans ça ! Deux distingués, Amédée !
Amédée
Boum !
Boubouroche
Bien tirés, hein !... Pas trop de faux col !
Amédée, qui apporte les deux verres.
Soignés !
Boubouroche
À la nôtre !
Potasse
À la nôtre !
On trinque.
Boubouroche, après avoir bu.
Eh bien ! Qu'est-ce que je suis ?
Potasse
Une poire.
Boubouroche, un peu étonné.
Depuis quand ?
Potasse
Depuis que ta mère t'a mis au monde pour le plus grand bien des tapeurs et des poseurs de lapins. Tu n'as pas honte, gros cornichon, de payer les soucoupes de ces deux carottiers quand ce serait justement à eux de payer les nôtres ? En somme, quoi ? Ils ont perdu.
Boubouroche
Qu'est-ce que ça me fait, à moi ? Je ne joue pas pour gagner.
Potasse
Poire !
Boubouroche
Je joue pour mon amusement. J'adore conduire la manille. Et puis que veux-tu ; c'est si pauvre !
Potasse
Je te dis que tu es une poire.
Boubouroche
Tu répètes toujours la même chose.
Potasse
Oh ! une bonne poire, ça, je te l'accorde, savoureuse et juteuse à souhait. Mais une poire, pour en finir.
Boubouroche
Je ne suis pas l'homme que tu supposes.
Potasse
Bah !
Boubouroche
Que connaissant l'existence et que naturellement avide de faire bon ménage avec elle, je lui fasse par-ci, par-là...
Potasse
Une petite concession.
Boubouroche
Ça, mon Dieu, je ne dis pas le contraire. Mais au fond, tu entends, Potasse, je ne fais que ce que je veux faire et ne crois que ce que je veux croire. Je suis têtu comme une mule, avec mes airs de gros mouton.
Potasse
Avec ton dos de pachyderme et ta tête de sanglier, tu as juste assez d'énergie pour être hors d'état de défendre ta bourse contre l'invasion des barbares, juste assez de poils aux yeux - tu entends, Boubouroche ? - pour passer par un trou de souris le jour où ta maîtresse exige que tu y passes.
Boubouroche
Adèle me fais passer par un trou de souris ?
Potasse
Oui.
Boubouroche
Qu'est-ce que tu en sais, d'abord ?
Potasse
Je n'en sais rien, mais j'en suis sûr.
Boubouroche
Tu parles sans savoir. Tais-toi. Que connaissant la nature d'Adèle et que naturellement avide de vivre sur le pied de paix, je fasse bon marché de ses petits travers et lui donne volontiers raison...
Potasse
Quand elle a tort.
Boubouroche
Ça, mon Dieu ! c'est encore possible... Mais passer par des trous de souris ?... Sois tranquille, va, je sais ce que je fais.
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