Mais l’impression de répétition vient aussi de ce que les mêmes disciplines et l’examen des mêmes questions reviennent périodiquement sur le devant de la scène, en plus du moment où elles sont traitées en propre dans le roman. Ainsi, dans le chapitre X, Bouvard et Pécuchet veulent se servir des connaissances préalablement acquises pour éduquer Victor et Victorine en particulier, et les habitants de Chavignolles en général (c’est l’objet de la conférence publique qu’ils organisent à l’auberge de la Croix-d’Or et que Flaubert a laissée à l’état de plan). Après avoir été apprentis, les bonshommes deviennent professeurs. Même si quelques domaines n’ont pas été envisagés auparavant (comme la musique ou le dessin), la plupart des autres ont déjà été traités : d’objet d’expérimentation, ils deviennent objet d’enseignement. C’est le cas de la littérature ou de l’histoire, par exemple. Enfin, les disciplines encyclopédiques font encore périodiquement retour dans les conversations des personnages. À peine Bouvard et Pécuchet viennent-ils de se rencontrer sur le banc du boulevard Bourdon qu’ils passent en revue une grande partie des sujets qu’ils étudieront plus tard : la politique, à cause de l’ouvrier ivre, les femmes, à propos de la noce qui s’en va vers Bercy et de la prostituée qui passe au bras d’un soldat, la religion, à cause du prêtre qu’ils croisent, la médecine en raison des plats épicés du restaurant, etc. Lors du dîner organisé pour les notables au chapitre II, on note le même phénomène.

Dans L’Éducation sentimentale, Flaubert avait déjà expérimenté une certaine forme de circularité. Arrivés au terme de leur apprentissage, Frédéric et Deslauriers se souvenaient de leur vie passée et finissaient par conclure que la meilleure chose qui leur fût jamais arrivée était leur expédition ratée chez la Turque, la maison close de Nogent, alors qu’ils étaient adolescents, et en un temps de la diégèse qui précède celui où s’ouvre le récit. De ce fait, le lecteur est renvoyé en amont de son point de départ. Avec Bouvard, le mouvement se complique, le cercle se mue en spirale. Car si les deux bonshommes se remettent à copier au terme de leurs aventures (« Finir par la vue des deux bonshommes penchés sur leur pupitre, et copiant »), ce n’est pas « comme autrefois », bien qu’une interpolation regrettable de Caroline, la nièce de Flaubert, l’ait longtemps fait croire. Le processus de la Copie fait bien revenir une nouvelle fois tous les domaines envisagés dans les chapitres antérieurs puisque Bouvard et Pécuchet devaient copier les notes des auteurs précédemment lus. Mais le processus ne s’arrête pas là. Le Dictionnaire des idées reçues fait lui aussi partie de la Copie et comporte de nombreuses entrées qui relèvent des domaines antérieurs de l’encyclopédie – nouveau tour de piste. Enfin, dans le douzième et dernier chapitre, la spirale continue à tourner sur elle-même, s’élevant ou s’enfonçant, on ne sait. Car le brouillon de la lettre de Vaucorbeil au préfet, que trouvent Bouvard et Pécuchet, aurait opéré un ultime retour sur l’ensemble des expériences précédentes : « En résumant toutes leurs actions et pensées, elle doit, pour le lecteur, être la critique du roman » (p. 401).

L’entreprise de Flaubert est donc colossale et effrayante, mais non sans fin, comme on l’a parfois prétendu. Son « encyclopédie critique en farce », inachevée pour uneraison extérieure et non par aporie interne, prend place dans la grande tradition des œuvres qui ont eu l’ambition de circonscrire le monde et de faire le tour des savoirs de leur époque : l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert au premier chef, certes, mais aussi les œuvres d’Homère, de Rabelais, de Shakespeare ou de Novalis. L’originalité du projet de Flaubert n’est donc pas d’inscrire son projet dans une fiction (d’autres l’avaient fait), mais de conjuguer l’option encyclopédique avec la question de la bêtise, fondamentale dans toute son œuvre par ailleurs. Dès le 17 octobre 1872, il confie à Adèle Perrot que Bouvard « sera une espèce d’encyclopédie de la Bêtise moderne ». Et, sept ans plus tard, au milieu du mois de février 1879, alors qu’il entrevoit la fin de l’ouvrage, il confirme à Raoul-Duval que « l’ouvrage […] pourrait avoir comme sous-titre “encyclopédie de la bêtise humaine” ». On a souvent pensé que cette bêtise était celle des personnages, il est vrai ridicules en de nombreuses occasions. La correspondance de Flaubert semble corroborer cette hypothèse car l’écrivain s’y montre souvent peu tendre à l’égard de Bouvard et Pécuchet : « Comment intéresser avec deux imbéciles qui causent littérature ? » se demande-t-il en mars 1878. Cependant, cette interprétation a été combattue par d’autres critiques qui remarquent une évolution dans le traitement des deux bonshommes. Les personnages s’élèveraient graduellement à une forme d’intelligence, en particulier à partir d’un passage fameux du chapitre VIII : « Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer » (p. 305).

Mais la bêtise n’est pas seulement celle des deux bonshommes. Elle atteint tout autant les sciences, ou plutôt les « savoirs » (ce terme permet de rendre compte aussi bien des sciences véritables que des pseudo-sciences ou des simples systèmes d’opinions). En effet, le 16 décembre 1879, Flaubert écrivaità Mme Tennant à propos de son roman : « Le sous-titre serait : “Du défaut de méthode dans les sciences.” Bref, j’ai la prétention de faire une revue de toutes les idées modernes. » Pour comprendre la portée générale et véritable de Bouvard, il faut donc se garder de dissocier les deux aspects dont seule la conjonction autorise la réalisation du but visé par l’écrivain. D’un côté, les personnages doivent être médiocres, c’est-à-dire susceptibles du meilleur comme du pire ; de l’autre, les savoirs doivent présenter autant de faiblesses que de ressources. Savoirs et sujets connaissants sont ainsi traités dans un système de relations dont la finalité est de révéler les failles réciproques. En conjuguant et en alternant les deux types de déficiences, l’écrivain varie les effets et peut, au sein de sa fiction, construire une « encyclopédie critique en farce » dont le point de vue ne s’immobilise jamais.