Car ce serait tomber dans le piège de la bêtise qu’il fallait justement combattre. On le sait, pour Flaubert, « l’ineptie consiste à vouloir conclure » (lettre du 4 septembre 1850). La structure en spirale du roman est partie prenante d’une construction complexe où tout est pensé (le traitement des savoirs, l’élaboration de la psychologie des personnages et l’enchaînement des épisodes) pour rendre la conclusion impossible. L’« encyclopédie critique en farce » se tient ainsi à égale distance du manuel (résumé de ce que l’on tient pour vrai) et du pamphlet (exposé de ce que l’on dénonce). La fiction flaubertienne ne vise pas à résoudre les problèmes dont elle traite. Elle en effectue un montage signifiant.
Ici se lit aussi la dimension ironique de l’œuvre, une ironie spécifique qui n’est pas celle qui se moque de l’infirmité des personnages lorsqu’ils se trompent dans la procédure à suivre pour utiliser correctement un microscope ou échouent à faire tourner les tables, et même les assiettes. Cette ironie-là, à laquelle l’écrivain sacrifie parce qu’elle est une modalité parmi d’autres et que les variations sont nécessaires, juge ceux qu’elle prend pour objet. En revanche, l’« ironie de participation » se tient au plus près de son objet et expose sa situation dans toutes ses dimensions contradictoires. L’ironie est alors une présence équitable à tout et à tous. Flaubert l’appelle aussi la sympathie. À George Sand, qui lui faisait part de ses inquiétudes sur la représentation des quarante-huitards dans L’Éducation sentimentale, Flaubert répondait le 10 août 1868 :
Je me borne […] à exposer les choses telles qu’elles me paraissent, à exprimer ce qui me semble le Vrai. Tant pis pour les conséquences. Riches ou pauvres, vainqueurs ou vaincus, je n’admets rien de tout cela. Je ne veux avoir ni amour, ni haine, ni pitié, ni colère. Quant à la sympathie, c’est différent. Jamais on n’en a assez. – Les Réactionnaires, du reste, seront encore moins ménagés que les autres, car ils me semblent plus criminels.
Est-ce qu’il n’est pas temps de faire entrer la Justice dans l’Art ? L’impartialité de la Peinture atteindrait alors à la Majesté de la Loi – et à la précision de la Science ?
On parle toujours des moments où Flaubert « maltraite » ses personnages, c’est négliger les épisodes où est perceptible à leur égard une véritable tendresse, et même parfois un peu d’envie, comme lorsqu’ils s’apaisent en assistant à la messe de Minuit. Et si l’on doute encore de l’humanité profonde de l’écrivain, homme qu’on présente toujours comme le contempteur hautain de ses semblables qu’il est seulement parfois, on en sera bientôt convaincu. Dans une lettre à Caroline du 26 octobre 1871, Flaubert raconte qu’il a été se promener dans son jardin : « Le temps était splendide ! Je suis resté en contemplation devant la nature. – Et j’ai été pris d’un tel attendrissement pour le petit veau qui était couché près de sa mère, sur les feuilles sèches éclairées par lesoleil, que j’ai baisé, au front, le susdit veau. » Flaubert savait pertinemment que la bêtise, dans sa complexité et ses manifestations polymorphes, est la chose du monde la mieux partagée et avait l’honnêteté de ne pas s’en exclure. Bouvard et Pécuchet devant l’agneau de la crèche sont ridicules, comme Flaubert l’est devant son veau. Mais se moquer d’eux sans comprendre les ressorts tellement humains de leurs extases respectives, ce serait être bête par un autre tour de la bêtise. L’écrivain le disait déjà à Bouilhet en 1855 : « La bêtise n’est pas d’un côté, et l’Esprit de l’autre. C’est comme le Vice et la Vertu. Malin qui les distingue. »
Le temps des savoirs
Si l’encyclopédie bouvardienne est critique, elle est aussi une farce et nombreuses sont les distorsions dont la fiction est porteuse si l’on compare son univers au monde réel. Flaubert ne renonce pas pour autant à produire chez le lecteur une impression de vérité. Lapoétique de l’œuvre n’est pas réfractaire à la vraisemblance. Mais c’est en construisant sa propre vraisemblance que le monde de la fiction crée chez le lecteur une impression de vérité. Depuis que la critique s’intéresse à Bouvard, la question de la temporalité du roman a pourtant été posée en ces termes : comment faire coïncider la chronologie de la diégèse avec l’écoulement du temps réel ? ou encore : la chronologie de Bouvard est-elle réaliste ou fantaisiste ? Certes, la chronologie réelle ne doit pas être négligée, ne serait-ce que parce qu’elle entretient des liens privilégiés avec certains éléments du parcours encyclopédique : le chapitre de la politique commence avec la révolution de février 1848 et se termine avec le coup d’État du 2 décembre 1851. Mais l’alternative « chronologie réaliste ou fantaisiste » est un faux problème.
1 comment