Le 3 mars 1877 débute la seconde période de rédaction. « L’abominable chapitre des Sciences » est enfin terminé le 10 novembre : « L’anatomie, la physiologie, la médecine pratique (y compris le système Raspail), l’hygiène et la géologie, tout cela comprend trente pages, avec des dialogues, de petites scènes et des personnages secondaires ! » annonce-t-il à la douce Edma. Les phases de découragement succèdent comme d’habitude aux périodes d’enthousiasme, mais la rédaction avance plus vite que précédemment. Le chapitre V (la littérature) est achevé en juillet 1878, le chapitre VIII en août 1879. Flaubert commence alors à apercevoir le terme de l’ouvrage et son énergie redouble. Mais il est physiquement exténué. Il meurt d’une hémorragie cérébrale le 8 mai 1880, laissant les deux dernières scènes du chapitre X à l’état de scénario.
Une spirale encyclopédique
Dans une lettre d’avril 1879, Flaubert expose le plan de ce qui lui reste à faire et récapitule le travail déjà effectué :
Après trois mois et demi de lectures sur la philosophie et le magnétisme, je me propose de commencer ce soir même (j’en ai la venette) mon chapitre VIII qui comprendra la gymnastique, les tables tournantes, lemagnétisme et la philosophie jusqu’au nihilisme absolu. Le IXe traitera de la religion, le Xe de l’éducation et de la morale, avec application au bonheur général de toutes les connaissances antérieurement acquises. Restera le second volume, rien que des notes… Elles sont presque toutes prises. Enfin, le chapitre XII sera la conclusion en trois ou quatre pages. J’aurai donc à vous lire […] la fin du chapitre II, les Sciences (III), l’Histoire (IV), la Littérature (V), la Politique (VI), l’Amour (VII), sans compter le Dictionnaire des idées reçues entièrement fait et qui doit être placé dans le second volume.
D’après cette lettre et d’autres de la même période, le chapitre XI devait donc rassembler des « documents » et des « notes » et n’être « presque composé que de citations ». Flaubert disait qu’il « se fai[sait] de soi-même, et peu à peu » : six mois auraient été suffisants pour l’achever, il n’avait « plus que des attaches ày mettre ». Cependant, au vu des manuscrits laissés par l’écrivain, il est très difficile de se faire une idée précise de la physionomie qu’aurait finalement eue le second volume. Après le texte rédigé et le plan des chapitres XI et XII, les « fragments pour le second volume » aideront le lecteur à imaginer dans ses grandes lignes ce à quoi aurait pu ressembler ce projet difficilement concevable et dont l’équilibre repose sur une structure en spirale.
En effet, l’impression de circularité est telle dans Bouvard qu’on a pu parler à son propos de roman interminable et y voir une illustration de la théorie de l’éternel recommencement. La transformation soudaine de la structure générale de l’œuvre y est pour beaucoup. En effet, dans le scénario initial du Carnet 19 décrit plus haut, la facture du roman était somme toute classique : trois parties reprenaient les trois phases habituelles de l’exposition du sujet, de son développement et de sa conclusion. Cette structure est longtemps demeurée la clef de voûte de l’ouvrage. Quand Flaubert commence à rédiger le roman, il parle dans sa correspondance de son « prologue » ou de son « introduction », le chapitre de l’agriculture étant quant à lui désigné comme le « chapitre premier ». En mars 1877, lorsqu’il reprend la rédaction après l’interruption de Trois Contes, le chapitre des sciences est toujours appelé « chapitre II ». Mais à la fin de l’été 1877, la numérotation change soudainement et les sciences deviennent le « chapitre III ». Flaubert a donc abandonné la structure tripartite du roman qui faisait se succéder d’abord une introduction ou un prologue, puis le récit des expériences numérotées de I à IX, et enfin la Copie. Il transforme l’introduction en chapitre I, et la Copie en chapitre XI auquel le dernier scénario fait succéder un chapitre XII, très court, ou « conclusion ».
En outre, à cette structure en douze chapitres s’en surimprime une autre, de type éditorial. Flaubert sait que ses dix premiers chapitres fourniront une matière suffisante pour un volume et que les deux derniers en nécessiteront un autre. Ainsi s’explique le nom de « second volume » qui est souvent utilisé pour désigner le contenu du seul onzième chapitre, en faisant abstraction du douzième. Mais alors que la structure tripartite laissait attendre une intrigue classique, avec ses trois moments distincts (exposition, nœud, résolution), la succession de chapitres uniformément numérotés de I à XII crée un tout autre rythme qui délie les éléments attendus et les assemble d’une autre manière. Perdant son statut explicite d’introduction, le chapitre I devient un épisode parmi les autres dans lequel les personnages, encore à Paris, commencent à expérimenter les savoirs et ressentent déjà cette aspiration à la connaissance qui ne se démentira plus par la suite. Symétriquement, les deux chapitres de la fin ne se présentent plus comme le contrepoids décisif et résolutoire de l’ensemble des expériences précédentes. Ils exposent seulement l’ultime manière qu’ont les personnages de gérer leur appétit de savoir, dans un retour apparent à leurs premières activités.
La circularité est sensible à d’autres niveaux. Au sein de chaque épisode, trois phases se succèdent avec régularité : idée d’un nouveau domaine à explorer, documentation et/ou expérimentation, échec et découragement. Qu’il s’agisse de fabriquer la « Bouvarine » ou de comprendre d’où viennent les idées, la structure est à peu près identique.
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