Mieux vaut se demander quelle est la temporalité propre de Bouvard, et comment elle influe sur la poétique de l’œuvre. Car le temps de la fiction n’est pas celui de la réalité, et il est vain de chercher à savoir l’âge « réel » des deux personnages à la fin du roman : ils ont celui que le récit leur donne, à savoir aucun. En pastichant une lettre par laquelle Flaubert refusait d’illustrer Salammbô, on pourrait s’écrier : « Ah ! qu’on me le montre, le coco qui me dira combien de temps Bouvard et Pécuchet passent à lire Walter Scott. – Et le démontage du bonhomme Auzoux ! Il me rendra grand service. Ce n’était guère la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le vague, pour qu’un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte. »
Car, dans Bouvard, le temps est traité de manière à rendre possible le projet novateur de Flaubert sans contrevenir pour autant trop visiblement au genre du roman. Seul le critique muni d’une loupe se pose finalement la question de savoir combien de temps dure telle ou telle expérience, alors que le lecteur non professionnel n’est jamais arrêté dans sa lecture par un semblable souci, comme le voulait Flaubert. Le temps de Bouvard apparaît d’abord comme un temps de la répétition qui empêche le lecteur d’évaluer la durée exacte des phases itératives. Par exemple, lorsque Pécuchet devenu mythologue se lance dans une lutte d’érudition avec l’abbé Jeufroy, il s’insurge contre la réponse que lui fait le prêtre à bout d’arguments : « C’est un mystère ! » (p. 335). L’abbé ne s’en tirera pas à si bon compte : « – Et Pécuchet ne quittait plus M. Jeufroy. Il le surprenait dans son jardin, l’attendait au confessionnal, le relançait dans la sacristie. » L’emploi généralisé de l’imparfait indique d’emblée que le processus se répète. Mais combien de temps dure ce harcèlement théologique ? trois jours, à raison d’une tentative quotidienne dans chacun des lieux mentionnés (le jardin, le confessionnal et la sacristie) ? ou plusieurs semaines, pendant lesquelles Pécuchet n’a de cesse de poursuivre jour et nuit le malheureux prêtrede ses inquiétudes religieuses ? Il est naturellement impossible de trancher une pareille alternative, et tout simplement vain de la formuler. Le monde de la fiction dans lequel évoluent les deux personnages n’est pas assimilable à celui de la réalité. Il a le pouvoir de les transformer sporadiquement en personnages du théâtre de Guignol, de dessins animés ou de rêves, dans un temps qui n’est plus linéaire, mais d’essence répétitive, un « temps de la répétition comique7 ».
Mais si l’itération semble régner en maître dans le roman, elle s’articule souvent avec des épisodes singulatifs. La structure temporelle se présente alors sous la forme d’une fin de paragraphe à l’imparfait suivie par un paragraphe au passé simple débutant par une locution du type « un jour » ou « une fois ». Outre ces successions réglées, on trouve dans le roman, et c’est peut-être son régime narratif de prédilection, des épisodes simultanément itératifs et singulatifs, imbriqués à un point tel que le lecteur est incapable d’en apprécier la durée et la fréquence exactes. Lorsque Bouvard et Pécuchet lisent Balzac, deux répliques font soudain basculer la perspective : « – “Quel observateur !” s’écriait Bouvard. – “Moi je le trouve chimérique” finit par dire Pécuchet » (p. 195). Dans une optique réaliste, le dialogue vient, au terme d’un épisode singulatif dont le lecteur a suivi la linéarité, clore l’activité de lecture. Les deux phrases seraient donc prononcées une seule fois et en parfaite continuité. Elles énonceraient le jugement opposé que les deux personnages portent en fin de compte sur l’auteur de La Comédie humaine. Cependant, c’est oublier que l’exclamation de Bouvard est régie par un verbe déclaratif à l’imparfait. Cette parole a donc ponctué à intervalles réguliers tout le temps qu’a duré la lecture de « l’œuvre », c’est-à-dire un grand nombre de romans, si ce n’est la totalité. D’exclamation singulière, elle se mue alors en exclamation itérative, décuplée par la longue durée de lecture requise. À ce temps de la répétition vient mettre fin la « réplique » de Pécuchet, portée par un verbe au passé simple qui la présente d’emblée comme unique. Les deux phrases s’opposent donc en tous points. Le jugement laudatif de Bouvard contraste avec l’opinion critique de Pécuchet ; à l’humeur communicative et perpétuellement expansive du premier correspond le tempérament renfermé et taciturne du second qui attend, en silence, d’avoir tout lu pour assener brutalement un jugement sans appel.
La temporalité de la lecture balzacienne devient alors fort complexe. L’épisode commence comme un moment singulatif avec l’évocation d’une durée linéaire au cours de laquelle les deux bonshommes reçoivent les impressions générales du monde dans lequel ils sont plongés. Mais cette linéarité est brisée par l’exclamation itérative de Bouvard : celle-ci impose en effet un retour sur le temps déjà écoulé puisqu’elle a ponctué à plusieurs reprises la durée de la lecture précédemment évoquée. Ce retour en arrière sur un temps de lecture ainsi redoublé est lui-même interrompu par le jugement de Pécuchet qui ramène brusquement l’épisode du côté de la scène singulative. Cependant, l’opinion de Pécuchet ne s’arrête pas là où l’on a interrompu la citation. Elle se développe encore, au discours direct, sur une dizaine de lignes et présente une argumentation serrée en référence étroite à certains romans.
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