Comble d’une temporalité travaillée à l’extrême, le discours de Pécuchet, dans sa singularité même, met donc en place un nouveau redoublement du temps de la lecture narré dans le premier paragraphe. L’intrication extrême des moments singulatifs et itératifs empêche donc toute identification réaliste de la durée de la lecture. En revanche, elle permet de rendre ce temps sensible, tout en articulant naturellement les arguments qui sont en faveur de Balzac avec ceux qui le combattent. Tout cela concourt à ce que le lecteur ne soit pas arrêté par l’invraisemblance que constituerait, dans le monde réel, une telle débauche de lectures.
De plus, le temps synchronique de chaque savoir ne se dissout pas dans la diachronie du récit : au contraire, il la nourrit, la modifie, la détermine. Ainsi, dans le deuxième chapitre, Bouvard et Pécuchet se livrent à l’arboriculture. Pour les poiriers, on peut aisément isoler les différentes étapes mentionnées par le texte (p. 86-89). Dès qu’ils ont formé le projet de se lancer dans la culture (selon eux hautement spéculative) des arbres fruitiers, Bouvard et Pécuchet passent commande chez un pépiniériste qui leur fournit des tiges de mauvaise qualité : « Six mois après, les plants étaient morts. Nouvelles commandes au pépiniériste, et plantations nouvelles. » Puis, « le printemps venu, Pécuchet se mit à la taille des poiriers ». Après une floraison source de nouvelles déconvenues, « enfin des poires parurent ». Et « ils pouvaient espérer quelques fruits » lorsque survient un violent orage qui réduit à néant tout leur travail. D’après ce résumé factuel, le récit n’impose pas à la matière dont il traite une temporalité qui serait la sienne. Chaque culture oblige au contraire le récit à intégrer sa propre temporalité au prix d’un certain nombre d’artifices narratifs. Car le développement naturel des poiriers est strictement observé en dépit de l’échec initial qui amène nécessairement à repousser d’une année complète le début du jardinage. Une année pour rien, donc ; une année vide qui se passe dans l’attente d’une nouvelle plantation. Et la suite du récit respecte encore le temps de la nature puisque c’est au printemps que Pécuchet commence à tailler les arbres, que les fleurs arrivent ensuite, et que les fruits parvenus à maturité amènent logiquement les deux bonshommes au début de l’automne. Tout se passe donc dans l’ordre. Cependant, il est peu probable qu’un jeune poirier nouvellement mis en terre produise des fruits la première année…Dans un calendrier « réel », il faut donc ajouter pour le moins une ou deux années supplémentaires avant que l’orage puisse ravager le verger de Chavignolles. Or le récit ne mentionne pas ces « blancs » que les personnages devraient affronter dans la réalité : il les remplit subrepticement ou en déplace le sens.
Ainsi, les « six mois » nécessaires au dépérissement de la première commande sont mentionnés moins pour la durée qu’ils indiquent que pour l’échec qu’ils sanctionnent. Ce laps de temps est requis pour entériner une nouvelle déroute, comme il faudra attendre « la fin de l’automne » pour constater l’échec des conserves (p. 104). Bien que l’époque de leur fabrication n’ait pas été précisée, le simple énoncé de la saison, dans son imprécision même, fait comprendre au lecteur que du temps s’est écoulé en suffisance pour justifier l’altération des aliments (mal) appertisés. De même, lorsque Pécuchet, « le printemps venu », se lance dans la taille des arbres fruitiers, aucune véritable relation temporelle diégétique n’est tracée entre cette occupation et la précédente qui était la plantation. La taille s’effectuant au printemps, Pécuchet doit se livrer à cette activité en cette saison, sans qu’il soit utile de mentionner s’il s’agit du printemps suivant la plantation (calendrier peu probable dans la réalité…) ou d’un autre. L’arboriculture, telle que l’expérimentent Bouvard et Pécuchet, n’est donc pas réductible aux seules années 1843 et 1844, comme on peut le déduire des quelques dates explicitement mentionnées dans le roman. Mais elle ne recouvre pas non plus les diverses durées proposées par la patiente reconstruction que plusieurs critiques ont tentée à l’aune du calendrier réel. Elle est portée par un temps qui se détache momentanément de la linéarité du récit pour s’enrouler sur lui-même selon les nécessités des objets rencontrés. Chaque arbre, chaque plante, chaque céréale est un chapitre différent de la grande encyclopédie en farce qu’écrit Flaubert et des différents manuels qu’il a consultés dans ce but. Tout l’art de la narration consiste à faire tenir ensemble les temporalités de ces différents savoirs par un traitement du temps à géométrie variable qui respecte chaque rythme biologique sans contrevenir trop ouvertement à la linéarité du récit. La contrainte générique (faire un roman avec les différents domaines d’une encyclopédie) est ainsi investie et retournée à son profit par la poétique du roman.
La chronologie n’est pas seulement fonction de contingences naturelles. Elle peut directement dépendre de textes dépositaires de savoirs abstraits. Au début du chapitre X, Bouvard et Pécuchet ambitionnent de donner à Victor et Victorine l’éducation qu’ils n’ont pas reçue jusque-là.
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