Les enfants sont d’abord laissés libres de faire ce qu’ils veulent car ils doivent « oublier ce qu’ils [ont] appris » (p. 355). Mais la deuxième étape rend les orphelins à leur statut d’élèves : « leur étonnement fut pénible quand au bout de huit mois les leçons recommencèrent » (ibid.). Dans la fiction, il s’écoule donc huit mois entre le jour où Foureau accepte de laisser la garde des deux enfants du galérien Touache à Bouvard et Pécuchet, et le jour où les deux bonshommes mettent en application pour la première fois leurs principes pédagogiques. Or, que se passe-t-il pendant ce laps de temps ? Peu de choses si l’on s’en rapporte à la vingtaine de lignes qui séparent les deux moments, essentiellement occupées par les souvenirs malheureux des deux enfants. Aussi peut-on avancer l’hypothèse que ces huit mois surgissent directement, ou avec quelque infime transformation, d’un manuel consulté par Flaubert et dans lequel se trouvera indiquée une période minimale de six à huit mois pour permettre l’oubli par un enfant de ce qu’il a préalablement appris. De la même manière que le temps des poiriers ne peut être dissocié de la succession des saisons, le temps de l’éducation (et ici de la « pré-éducation ») est indépendant du temps du roman dans lequel il apparaît. Bien qu’il y soit inséré, il n’a donc pas de valeur directement référentielle puisque, dans la réalité, il serait impensable que deux pédagogues ne fassent alors rien d’autre que d’attendre l’oubli de leurs élèves. Mais dans le monde de la fiction encyclopédique, cette durée renvoie à l’intertexte sur lequel est bâti l’épisode. Les huit mois font sens dans l’épisode pédagogique dont ils marquent le début véritable, et non dans le déroulement linéaire du récit.

Le temps n’est pas seulement un opérateur de relations chronologiques, il peut aussi se révéler un élément de liaison essentiellement logique. Il traduit alors souterrainement une relation de consécution entre des actions dont rien, si ce n’est la place dans le déroulement du récit, ne viendrait autrement justifier la succession. Favorablement impressionnés par la messe de Minuit, Bouvard et Pécuchet font des lectures religieuses : « Ils abordèrent l’Ecclésiaste, Isaïe, Jérémie » (p. 312), et Flaubert de préciser qu’« ils lisaient cela le dimanche, à l’heure des vêpres, pendant que la cloche tintait ». Comme toutes les cloches de la Chrétienté, celle de Chavignolles ne sonne pas pendant toute la durée des vêpres, mais uniquement pour appeler les fidèles à la prière. Si l’on prenait au pied de la lettre la notation temporelle, il faudrait donc plusieurs dizaines d’années à Bouvard et Pécuchet pour terminer l’Ancien Testament en n’y consacrant que ce laps de temps restreint, une seule fois par semaine… Mais ce raisonnement « réaliste » est naturellement sans intérêt dans le monde de la fiction. Car le tintement de la cloche a moins pour fonction de délimiter strictement la durée et la fréquence des lectures bibliques des deux néophytes, que d’harmoniser le dedans et le dehors, la matière des lectures avec l’atmosphère dans laquelle elles sont faites. De plus, la cloche rend sensible l’« appel » auditif et spirituel auquel Bouvard et Pécuchet répondent dès le paragraphe suivant : « Un jour, ils se rendirent à la messe, puis y retournèrent » (p. 313). Ainsi, le tintement de la cloche fonde la continuité narrative de deux paragraphes, et, en installant une relation de consécution forte bien que latente, il défait le hasard apparent sur lequel semblait reposer la conversion des deux bonshommes.

Symétriquement, certains éléments constitutifs de la temporalité n’apparaissent pas dans le récit sous leur forme habituelle : ils sont exprimés métaphoriquement et esquissent une sorte de scénographie spatio-temporelle. Ainsi, après avoir échoué dans la production des melons, « Pécuchet se tourna vers les fleurs » (p. 79). Le texte donne alors moins l’impression d’évoquer la succession abstraite de deux entreprises agricoles que de décrire le déplacement effectif du personnage, sous les yeux du lecteur : on voit Pécuchet tourner le dos aux rebelles cucurbitacées et se diriger vers d’autres massifsen se réjouissant de la perspective d’improbables succès floraux. Et lorsque les deux amis examinent les fonctions du corps, « l’audition, la phonation, la vision furent expédiées lestement. Mais Bouvard s’étala sur la génération » (p. 114). Certes, la chronologie est strictement établie : l’examen des trois premières fonctions précède l’étude de la quatrième, et le premier dure moins longtemps que la dernière. Cependant, le temps se trouve surtout exprimé par l’intermédiaire d’une comparaison pondérale implicite qui lui donne une texture particulière. Les trois premières fonctions se voient attribuer une masse, peu importante en l’occurrence, puisqu’elles sont « expédiées lestement » par les personnages. En revanche, pour la quatrième fonction, c’est le poids de Bouvard qui est évoqué. Sa caractéristique physique essentielle, l’embonpoint, motive le fait qu’il peut « s’étal[er] sur la génération ». Et quand Bouvard s’étale sur une question, surtout celle – surdéterminée – de la génération, cela demande plus de place, et donc prend plus de temps, que s’il s’agissait de Pécuchet !

Ainsi, le temps de Bouvard se déploie, dans l’ensemble, sur une trame réaliste dont il met à profit certaines étapes en les investissant d’un sens supplémentaire. Mais dans le détail de chaque épisode, le temps linéaire est aboli, dédoublé, feuilleté. Il acquiert une épaisseur qui lui permet de projeter le temps de chaque savoir dans sa profondeur, dans une sorte de troisième dimension. Le plus bel exemple de cette extrême élasticité se trouve peut-être dans le troisième chapitre du roman lorsque la ferme des deux bonshommes part à vau-l’eau : « De graves désordres eurent lieu. La fille de basse-cour devint enceinte.