J’y démontrerais que les majorités ont toujours eu raison, les minorités toujours tort. J’immolerais les grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux, et cela dans un style poussé à outrance, à fusées.
Tromper le bourgeois n’est plus suffisant. Il s’agit maintenant de le châtier, de punir les assauts répétés de la bêtise contre l’esprit. Ainsi conçu, le Dictionnaire répond aussi bien que Bouvard à la définition que Flaubert donnait, d’après Du Camp, de son dernier roman : « Ça, ce sera le livre des vengeances4 ! » Bouvard semble donc être né du Dictionnaire, dans une genèse quelque peu contre nature, puisque, au terme du processus, l’œuvre-source se retrouve englobée dans l’œuvre à laquelle elle a donné vie. Il est en effet certain que le Dictionnaire devait faire partie du second volume du roman posthume.
Quoiqu’il en parle assez régulièrement, Flaubert ne met pas en chantier sa « vieille idée » dans les années 1850. Madame Bovary et Salammbô l’occupent successivement. En revanche, dans les derniers mois de 1862, alors qu’il vient de terminer son roman carthaginois, l’écrivain hésite longuement entre deux projets : l’un deviendra L’Éducation sentimentale, l’autre, Bouvard et Pécuchet. Or, le 15 avril 1863, il utilise pour parler du second, alors désigné sous le titre Les Deux Cloportes, la même expression que celle employée dix ans plus tôt pour le Dictionnaire des idées reçues : « Il est fort probable que je vais me rabattre sur Les Deux Cloportes. C’est une vieille idée que j’ai depuis des années et dont il faut peut-être que je me débarrasse ? » Aux frères Goncourt, il déclare trois semaines plus tard : « J’ai fait le plan de deux livres qui ne me satisfont ni l’un ni l’autre. […] Quant au second, dont j’aime l’ensemble, j’ai peur de me faire lapider par les populations ou déporter par le gouvernement, sans compter que j’y vois des difficultés d’exécution, effroyables. » Ces deux plans primitifs, celui de L’Éducation et celui de Bouvard, se trouvent dans l’un des Carnets de travail5 de l’écrivain, le Carnet 19. Celui de Bouvard porte le titre : « Histoire de deuxcloportes – Les deux commis ». Il occupe deux feuillets et se compose de trois parties. Dans la première, les deux personnages se rencontrent et décident de s’installer à la campagne. La deuxième comprend leurs diverses expériences tandis que la troisième indique déjà leur « bonne idée » finale : copier. Sur un autre feuillet de ce carnet, mention est clairement faite de l’appartenance du Dictionnaire au second volume : « Insérer dans leur copie : Le Dictionnaire des idées reçues, L’Album de la marquise ».
Mais finalement, Flaubert se décide en faveur de L’Éducation sentimentale. Bouvard entre alors dans une nouvelle période de sommeil jusqu’en 1872, date à laquelle les circonstances historiques amènent peut-être Flaubert à entreprendre ce qu’il remettait à plus tard depuis si longtemps : « L’immense bêtise moderne me donne la rage », écrit-il au mois de juin de cette année-là à son amie Léonie Brainne. En effet, devant les malheurs qui s’abattent sur lui et la France (la défaite du second Empire, l’invasion des Prussiens et l’occupation de Croisset – sa résidence à quelques kilomètres de Rouen –, ou encore l’épisode de la Commune), l’écrivain cède au besoin d’exprimer la colère qui monte en lui depuis si longtemps et finit par déborder. La correspondance ne cesse d’insister sur l’intime liaison qui existe entre la conception du dernier roman et la fureur vengeresse dont Flaubert est alors la proie. Le but qu’il poursuit en écrivant Bouvard est de « cracher sur [ses] contemporains le dégoût qu’ils [lui] inspirent », d’« enfin dire [sa] manière de penser », d’« exhaler [son] ressentiment », de « vomir [sa] haine », d’« expectorer [son] fiel », d’« éjaculer [sa] colère », ou encore de « déterger [son] indignation ». L’image du vomissement est omniprésente.
Pourtant, sur cette puissante vague de fond se surimprime rapidement une visée comique qui contribue à métamorphoser le projet en profondeur. Lapremière mention de Bouvard, dans une lettre du 1er juillet 1872 à George Sand, soulignait déjà l’infléchissement : « Puis, je me mettrai à un roman moderne faisant la contrepartie de Saint Antoine et qui aura la prétention d’être comique. » Quelques semaines plus tard, le 19 août, Flaubert explique à Edma Roger des Genettes qu’il prépare un nouveau roman : « C’est l’histoire de ces deux bonshommes qui copient, une espèce d’encyclopédie critique en farce. » Et, à George Sand, il confie le 25 novembre de la même année : « Ce que je rêve, pour le moment, est une chose plus considérable. Et qui aura la prétention d’être comique. » Bouvard sera donc une encyclopédie, mais une encyclopédie avec une « prétention comique », « en farce ». Ne surtout pas entendre par là vanité et futilité ! Pour Flaubert, le comique ne s’oppose pas au sérieux dont il partage la profondeur. Le rire est un révélateur dont il va appliquer les vertus à son encyclopédie des savoirs.
Aussi le projet de cet ouvrage requiert-il, pour sa réalisation, une certaine amplitude. Flaubert n’a jamais envisagé de faire de l’histoire de ses bonshommes le sujet d’une nouvelle. Il veut écrire un roman, avec les développements que l’appartenance générique sous-entend, a fortiori lorsqu’il s’agit de produire une encyclopédie fictionnelle. Bien que le romanesque ne soit pas primordial, « il faut un semblant d’action, une espèce d’histoire continue pour que la chose n’ait pas l’air d’une dissertation philosophique » (lettre du 15 avril 1875). L’originalité de Bouvard par rapport aux Deux Greffiers est ici indéniable. Or il semble que Flaubert ait eu du mal à convaincre ses amis « du métier » de la pertinence de sa conception lorsqu’il leur a exposé la manière dont il comptait traiter son idée. En juillet 1874, juste avant qu’il commence à rédiger l’ouvrage et alors que le scénario en est déjà élaboré dans ses grandes lignes, Flaubert reçoitune lettre de Tourgueniev dans laquelle son ami le dissuade d’écrire un roman.
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