Selon lui, la brièveté est préférable : il préconise un traitement « à la Swift, à la Voltaire ». Flaubert se défend énergiquement dans une lettre du 29 juillet :

Malgré l’immense respect que j’ai pour votre sens critique (car chez vous le Jugeur est au niveau du Producteur, ce qui n’est pas peu dire), je ne suis point de votre avis sur la manière dont il faut prendre ce sujet-là. S’il est traité brièvement, d’une façon concise et légère, ce sera une fantaisie plus ou moins spirituelle, mais sans portée et sans vraisemblance, tandis qu’en détaillant et développant, j’aurai l’air de croire à mon histoire – et on peut faire une chose sérieuse et même effrayante. Le grand danger est la monotonie et l’ennui. Voilà bien ce qui m’effraie cependant…

Et puis, il sera toujours temps de serrer, d’abréger. D’ailleurs, il m’est impossible de faire une chose courte. Je nepuis exposer une idée sans aller jusqu’au bout.

Tourgueniev n’est pas convaincu par les arguments de Flaubert, Taine non plus. Les deux hommes entretiennent une correspondance dans laquelle ils parlent de leur ami commun. Dans une lettre non datée, mais qui est postérieure au début de la rédaction de Bouvard et vraisemblablement antérieure à la publication de Trois Contes, Taine fait part à Tourgueniev de son inquiétude et de ses doutes qui concernent, entre autres, l’ampleur de l’œuvre en cours :

Les deux héros étant bornés, bêtes, des personnages à la façon d’Henri Monnier, leurs déceptions et mésaventures sont nécessairement plates ; on s’y attend, elles n’intéressent pas ; on voit deux escargots qui s’efforcent de grimper au sommet du Mont-Blanc ; à la première chute, on sourit ; la dixième est insupportable. Un sujet pareil ne peut fournir qu’une nouvelle de cent pages au plus6.

Par la suite, ce reproche sera souvent adressé au roman posthume. Il méconnaît pourtant gravement la spécificité de Bouvard, ce que l’écrivain appelait « la poétique interne » sur laquelle chaque œuvre repose.

Convaincu de la validité de son projet et de la pertinence du traitement qu’il envisage, Flaubert se lance alors dans une entreprise démesurée. Le 22 février 1873, il écrit à Edma Roger des Genettes : « Je voudrais n’aller visiter les sombres bords qu’après avoir vomi le fiel qui m’étouffe. C’est-à-dire pas avant d’avoir écrit le livre que je prépare. Il exige des lectures effrayantes, et l’exécution me donne le vertige, quand je me penche sur le plan. » La multitude des centres d’intérêt successifs des personnages amène en effet l’écrivain à entreprendre une campagne documentaire telle qu’il n’en a encore jamais menée pour aucun de ses ouvrages. Deux années (d’août 1872 à juillet 1874) sont presque entièrement occupées à lire des ouvrages sur les sujets les plus divers, à prendre des notes, à effectuer différentes courses documentaires et à interroger les amis pour collecter tous les renseignements possibles. Les domaines concernés sont tellement nombreux que le programme est titanesque : « il va me falloir étudier beaucoup de choses que j’ignore : la chimie, la médecine, l’agriculture », annonce-t-il en août 1872. En octobre, il lit « de la métaphysique, de la politique, de tout ». En mai 1873, il partage son temps « entre Gressent (Taille des arbres fruitiers) et Garnier (Facultés de l’âme), sans compter le reste ».

Dans l’un de ses carnets de travail, il tient un compte scrupuleux des ouvrages qu’il a lus entre 1872 et 1874. On y découvre, soigneusement alignés les uns au-dessous des autres, plus de deux cents titres appartenant à des domaines aussi variés que les disciplines abordées par les personnages dans la fiction. La correspondance de l’écrivain se fait l’écho des lectures phénoménales qu’il accomplit. En août 1873, il demande à Edma Roger des Genettes : « Savez-vous combien j’ai avalé de volumes depuis le 20 septembre dernier ? 194 ! » En juin 1874, il se sent « accablé par les difficultés de cette œuvre, pour laquelle [il a] déjà lu et résumé 294 volumes ! » Et, en janvier 1880, quelques mois avant sa mort, il se confie de nouveau à l’amie Edma : « Savez-vous à combien se montent les volumes qu’il m’a fallu absorber pour mes deux bonshommes ? À plus de 1 500 ! Mon dossier de notes a huit pouces de hauteur. »

La première phase de documentation étant achevée, l’écrivain peut « passer aux phrases », c’est-à-dire à l’écriture de son roman. Entre le 1er août 1874 et le milieu de l’été 1875, Flaubert compose deux chapitres et demi. La rédaction, comme d’habitude, avance très lentement. Avant d’écrire un épisode, Flaubert a besoin de synthétiser la documentation préalablement rassemblée, et souvent il lui faut encore à ce stade compléter ses recherches. Durant le printemps 1875, les difficultés s’accumulent. Aux problèmes strictement littéraires s’ajoutent des soucis matériels contre lesquels l’écrivain ne peut rien. Les affaires d’Ernest Commanville, le mari de sa nièce Caroline, périclitent. En juin éclate au grand jour une faillite qui met gravement en péril l’existence matérielle de Flaubert. En septembre, il abandonne son roman au beau milieu du chapitre des sciences, et se rend chez son ami Georges Pouchet à Concarneau. Les circonstances extérieures, et peut-être la nature même du travail entrepris, ont poussé Flaubert dans une sorte de dépression dont l’écriture de Trois Contes le fait peu à peu sortir.