Le soir à 5 h présentation au colonel Desthieux [36] – petit discours tout à fait bien, très correct, très au point et présentation personnelle : il s’arrête plus longuement à moi car Legouis insiste en disant que je suis proposé pour ss-lieutt et que j’ai obtenu le prix Goncourt. Le colonel en effet se souvient de mon livre et de mon nom qu’il a lu dans les journaux. Arrive à Croux, bafouillade – sergent rengagé (de l’active) – blessé à Étain, à Morgemoulin, à Fresnes, au coeur, à la patte, à la tête.

— Ça vous fait combien de blessures ? demande le colonel.

— Une !

— J’ai pris part, etc.

Rigolade générale des camarades. Retour pour le dîner. Ce pauvre Toréano est de garde.

Menu brillant et soigné – jambon réglement[aire] – tripes à la mode de Caen – filet de boeuf sauce piquante – haricots verts, salade – pommes oranges madeleines petits-beurre – vin rouge et blanc, champagne, café et beignets aux pommes pour finir la soirée.

Leclerc Éloi, cuisinier de la 3e section, vient saoul comme trois Polonais nous souhaiter la bonne année – il a « fait » une gonzesse à Manheulles et veut nous mener chez elle : tarif 10 frs. Nous le faisons marcher assez longtemps et finalement il s’en va la chercher, dit-il, mais ne revient pas. Couché à 10 h ½. Excellente nuit.

Ne sais plus où j’en suis pour les dates, c’est vendredi 1er.

Samedi 2 janvier

Dernier jour à Manheulles, bombardement toute la journée sans accident. Toujours indisposé par mon rhume – nous repartons le soir à 5 h moins le quart pour les tranchées – lune levante très romantique sur le ch[âte]au d’Aulnois. Arbres nus, ciel barbouillé – puis la pluie – je transpire et j’ai de la fièvre, mais je ne veux pas lâcher ce soir. S’il le faut, je me reposerai après – demain – pluie toute la nuit – je me repose sous un abri d’où je sors glacé, pour me chauffer au brasero allumé par Dastis.

Dimanche 3 [janvier]

Je partage l’abri de Legouis, il pleut toujours – les hommes se répartissent dans des abris très légers et provisoires faits avec des toiles de tente posées sur des piquets – malgré les gouttes de pluie qui nous tombent sur le nez, je m’endors : à 11 h ½ l’éclatement d’un obus nous réveille – c’est la tranchée dont nous occupons la droite que les Boches bombardent de 77 et de 105 – les obus tombent tout près – de plus en plus près, et le dernier, le 26e, choit en plein dans l’abri d’extrême droite occupé par Batailleau, Engrand, Carreau de la 13e, Debäer, Riboult et Vasseur de la 14e. Les 2 premiers horriblement mutilés sont projetés morts hors de la tranchée, les 2 suivants ne sont que légèrement blessés et les autres, qui n’ont rien, fuient avec les hommes de la 13e occupant l’abri d’en face. Malatré et Eustache, les deux lieutenants, sautent sur le parapet et s’attirent quelques coups de fusil des tranchées boches qui les font rentrer. Le blessé Carreau, un rescapé du 25 août, reste là dans l’eau, étalé avec une toile de tente sur le dos et sur le nez, sous la pluie jusqu’à 4 h ½. Impossible de le bouger et impossible aussi de bouger pour ne pas se faire repérer de nouveau. Au crépuscule, Mistarlet courageux et charmant, comme toujours, vient avec ses brancardiers emporter blessés et morts. Il pleut toujours et c’est sinistre ce convoi qui, par ces champs boueux, détrempés, s’enfonce et disparaît dans la nuit. Nous ne sommes relevés qu’à 8 h ½. 26 heures de faction. Les morts, Engrand, déjà blessé le 25 août, soldat très brave et discipliné : il a le ventre enlevé, les traits de la face distendus, crispés, horrifiés – Batailleau, qui rentrait de l’infirmerie pour ses rhumatismes, a le bas-ventre arraché et les jambes brisées et ballantes comme un pantin.

Le soir, rentrée à Riaville, souper en commun – on parle de la journée, malgré tout, la gaîté revient – couché sur un sommier à la tour carrée avec Guillonneau. Nuit passable – réveil à 5 h pour occuper les abris.

Lundi 4 [janvier]

Toujours la bringue avec ces abris. La cave encombrée par des gabions est trop étroite et il faut chercher un autre abri pour une demi-section. Dastis le découvre près de l’église – nous restons dans la cave où j’écris – je reçois le colis de ma bonne petite gosse et j’éprouve une joie particulière à déballer une à une les choses qu’elle a touchées, sur lesquelles sa sollicitude d’amante et d’épouse s’est penchée. Bonne petite. Je vois Mistarlet dans la journée et comme j’ai pas mal toussé cette nuit, je le préviens que j’irai le voir ce soir – après-midi calme. La visite au major. 40 malades environ à la compagnie – temps affreux – nuit noire – départ des camarades sous la flotte – j’ai un frisson rien que d’y penser – je n’y couperais pas de la bronchite avec mon rhume commençant si j’étais parti – je couche dans le sac que m’a envoyé ma gosse – nuit chaude et reposante – reçu cartes de Dumur, Castagne et Germaine Moncray, plus deux bonnes lettres de ma petite Delphine : 1 et 2 janvier – couche à la cuisine avec Oudin, Drouaillet, le cycliste Connore et les cuisiniers.

Mardi 5 [janvier]

Dans la nuit, manège silencieux des cuisiniers qui se relèvent – au petit jour, Dastis frissonnant et trempé jusqu’aux os nous rejoint. Déjeuner, lettres, pas de bombardement – Mistarlet vient prendre le café avec nous – cognac – et je reviens en écraser aux côtés de l’ami Oudin – le soir la Cie qui devait rentrer à 6 h ½ n’arrive qu’à 8 h. La grange que doit occuper la section est occupée jusqu’après cette heure par la 12e qui ne se bile guère pour aller relever. Couche avec les cuisiniers.

Mercredi 6 [janvier]

Passé la journée dans la cuisine déserte – les cuisiniers partis le matin avec le campement – sensation d’écrasement, spleen – les hommes sont dans les abris – dans l’après-midi, bombardement durant lequel je vais dormir.