Les trois fauves les suivirent et, à l’instant où tous eurent disparu, Duare et moi sautâmes à terre pour poursuivre notre route vers l’appareil.
Nous entendions les rugissements et les grondements des tharbans et les cris des femmes qui décroissaient dans le lointain tandis que nous courions presque dans notre hâte à atteindre l’anotar. Ce qui quelques instants plus tôt avait presque l’air d’une catastrophe s’était véritablement révélé notre salut, car à présent nous n’avions pas à craindre de poursuivants du village. Mon seul souci immédiat était l’appareil et je peux vous dire que je poussai un soupir de soulagement lorsqu’il nous apparut et que je vis qu’il était intact. Cinq minutes plus tard, nous étions dans les airs et l’aventure de Houtomai était une chose du passé. Et pourtant, celle-ci avait été si proche de signifier la mort pour moi et une vie d’esclavage pour Duare ! Si les guerrières avaient pris le temps de s’assurer que j’étais mort, l’issue aurait été si différente. Je me dirai toujours que la peur inspirée par l’avion, une chose si étrange pour elles, les avait poussées à partir en hâte. Duare dit qu’elles avaient beaucoup parlé de l’appareil tout en revenant au village et qu’à l’évidence celui-ci les inquiétait, car elles n’étaient pas très sûres qu’il ne s’agissait pas d’un étrange animal capable de les poursuivre.
Nous avions beaucoup de choses à nous raconter tandis que je décrivais des cercles, en quête d’un nouveau gibier que je pourrais tuer ; car je n’avais rien mangé depuis deux jours, et Duare n’avait eu droit qu’à quelques maigres miettes lorsqu’elle était l’esclave de Bund. Duare ne cessait pas de me regarder et de me toucher pour s’assurer que j’étais vivant, tant elle avait été certaine que les Samary m’avaient tué.
— Je n’aurais pas vécu longtemps, Carson, si tu n’étais venu, dit-elle. Toi mort, je n’avais pas envie de vivre – et sûrement pas en esclavage. J’attendais seulement une occasion pour me supprimer.
Je repérai un troupeau de bêtes ressemblant à des antilopes et je tuai une proie, tout comme je l’avais fait le jour précédent, mais cette fois Duare fit le guet avec vigilance tandis que je faisais mon travail de boucher. Ensuite, nous prîmes notre envol vers l’île où je m’étais arrêté avec Lula pour me métamorphoser en brun. Cette fois, je procédai à l’opération inverse, lorsque nous eûmes cuit et mangé un peu de notre viande. À nouveau, nous étions heureux et comblés. Nos récents ennuis semblaient à présent très loin, tant l’esprit humain est prompt à ressortir de la dépression pour repousser le noir désespoir dans les limbes de l’oubli.
Duare était très inquiète à cause de mes blessures et elle insista pour les laver elle-même. Le seul danger était bien sûr l’infection et nous n’avions aucun moyen de les désinfecter. Naturellement, le danger était bien moins grand que sur Terre, où la surpopulation et l’accroissement des moyens de transport avaient nettement propagé et multiplié nombre de bactéries nocives. De plus, le sérum de longévité que m’avait injecté Danus peu après mon arrivée sur Amtor me conférait une considérable immunité. Tout bien considéré, je n’étais pas très inquiet ; mais Duare était comme une mère-poule avec son poussin. Elle avait enfin cédé à ses sentiments naturels et, ayant avoué son amour, elle consacrait à son objet la dévotion et la sollicitude qui élève l’amour à ses plus pures et plus divines cimes.
Nous étions tous deux assez épuisés par tout ce que nous avions traversé, et nous décidâmes donc de rester sur l’île jusqu’au lendemain au moins. J’étais bien certain qu’il n’y avait là ni hommes ni bêtes dangereuses et, pour la première fois depuis bien des mois, nous pouvions nous détendre complètement sans inquiétude pour notre propre sécurité ou pour celle de l’autre. Ce furent les vingt-quatre heures les plus parfaites que j’aie jamais passées.
Le lendemain, nous décollâmes de notre petite île avec un réel regret et nous volâmes vers le sud, suivant la vallée du Fleuve de la Mort, en direction de l’océan où il devait se déverser. Mais quel océan ? Qu’y avait-il au-delà ? Où, sur tout ce vaste monde, pouvions-nous aller ?
— Peut-être pourrons-nous trouver une autre petite île quelque part, suggéra Duare, et y vivre pour toujours, juste toi et moi tout seuls.
Je n’avais pas le cœur de lui dire que dans quelques mois nous aurions probablement envie de nous poignarder. J’étais vraiment dans une impasse. Il nous était impossible de retourner en Vépaja. Je savais à présent avec certitude que Duare préférerait mourir plutôt qu’être séparée de moi ; et il n’y avait aucun doute que je serais exécuté dès l’instant où Mintep, son père, mettrait la main sur moi. Ma seule raison pour vouloir reconduire Duare en Vépaja avait été ma conviction sincère que, peu importe ce qu’il adviendrait de moi, elle serait finalement plus heureuse là-bas et certainement bien plus en sécurité qu’à errer dans ce monde sauvage avec un homme absolument apatride. Mais à présent je savais qu’il en allait autrement. Je savais que chacun de nous préférait mourir qu’être définitivement séparé de l’autre.
— Nous réussirons d’une manière ou d’une autre, lui dis-je, et s’il y a sur Amtor un endroit où nous pouvons trouver la paix et la sécurité, nous le trouverons.
— Nous avons cinquante ans avant que l’anotar tombe en morceaux, fit Duare en riant.
Nous ne volions que depuis peu de temps lorsque je vis ce qui ressemblait à une grande étendue d’eau juste devant nous, et bientôt il s’avéra que c’était bien ça. Nous avions enfin atteint l’océan.
— Survolons-le pour chercher notre île, dit Duare.
— Nous devrions d’abord faire des réserves d’eau et de nourriture, suggérai-je.
J’avais enveloppé le reste de notre viande dans les grandes feuilles vernissées que nous avions trouvées sur la petite île et j’étais sûr qu’elle se conserverait plusieurs jours, mais nous ne voulions bien sûr pas la manger crue. Et, comme nous ne pouvions pas la cuire tout en volant, il ne restait qu’à atterrir pour cuire la viande.
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