Cela me plaît.

Durant notre visite chez Taman et Jahara, nous apprîmes bien des choses sur eux et sur Korva. À la suite d’une guerre désastreuse, qui avait épuisé les ressources de la nation, un étrange culte avait émergé, conçu et guidé par un simple soldat du nom de Mephis. Il avait usurpé tous les pouvoirs du gouvernement, s’était emparé d’Amlot, la capitale, et avait asservi les principales cités de Korva, à l’exception de Sanara, où beaucoup de nobles s’étaient réfugiés avec leurs serviteurs loyaux. Mephis avait emprisonné le père de Jahara, Kord, jong héréditaire de Korva, parce qu’il ne voulait pas céder aux exigences des Zanis et régner comme une marionnette dominée par Mephis. Récemment des rumeurs étaient parvenues à Sanara, selon lesquelles Kord avait été assassiné, Mephis offrant la place de jong à un membre de la famille royale, ou prenant lui-même le titre, mais personne ne savait vraiment à quoi s’en tenir.

Nous déduisîmes aussi, même si aucune déclaration directe ne fut faite en ce sens, que le neveu du jong, Muso, le jong suppléant, n’était guère populaire. Ce que nous n’apprîmes que bien plus tard, c’était que Taman, qui était de sang royal, venait juste après Muso dans l’ordre de succession au trône et que Muso était intensément jaloux de la popularité de Taman auprès de toutes les classes du peuple. Lorsque nous avions recueilli Taman derrière les lignes ennemies, il revenait d’une mission fort risquée que Muso lui avait confiée, peut-être dans l’espoir qu’il ne reviendrait jamais.

Un repas fut servi dans les appartements de Jahara et, tandis que nous mangions, un officier du jong fut annoncé. Il apportait un message aimablement formulé, selon lequel Muso serait heureux de nous recevoir immédiatement si Taman et Jahara voulaient bien nous conduire au palais pour nous présenter. C’était, bien sûr, un ordre.

Nous rencontrâmes Muso et son épouse, Illana, dans la salle d’audience du palais, entourés d’une suite considérable. Ils étaient assis sur des trônes impressionnants, et il était visible que Muso prenait son rôle de jong très au sérieux. Sa dignité était telle qu’il ne condescendit pas à sourire, même s’il fut assez courtois. Le moment où son aplomb faillit le plus lui manquer fut quand il posa les yeux sur Duare. Je voyais que sa beauté l’impressionnait, mais j’en avais l’habitude – celle-ci avait en général un effet saisissant sur les gens.

Il nous garda dans la salle d’audience juste assez longtemps pour conclure les formalités ; puis il nous conduisit dans une pièce plus petite.

— J’ai vu l’étrange chose dans laquelle tu voles tandis qu’elle tournait au-dessus de la ville, dit-il. Comment l’appelles-tu ? Et qu’est-ce qui la maintient en l’air ?

Je lui dis que Duare l’avait baptisée anotar puis j’expliquai brièvement le principe du vol des plus-lourds-que-l’air.

— Est-ce que cela a une valeur pratique ? demanda-t-il.

— Dans le monde d’où je viens, des lignes aériennes ont été établies pour le transport des passagers, du courrier, du fret, entre toutes les grandes cités et toutes les régions du monde ; les gouvernements civilisés entretiennent de grandes flottes d’avions dans un but militaire.

— Mais comment un anotar pourrait-il être utilisé dans un but militaire ? s’enquit-il.

— Pour des reconnaissances, d’abord, lui dis-je. J’ai conduit Taman au-dessus du camp ennemi et le long de ses lignes de communication. On peut s’en servir pour détruire des bases de ravitaillement, pour neutraliser des batteries, même pour des attaques directes contre les troupes ennemies.

— Comment ton appareil pourrait-il être utilisé contre les Zanis ? demanda-t-il.

— En bombardant leurs lignes, leur camp, et leurs dépôts et leurs trains de ravitaillement, nous pouvons saper leur moral.

Bien sûr, avec un seul appareil, nous ne pouvons pas faire beaucoup.

— Je n’en suis pas si sûr, fit Taman. L’effet psychologique de cette nouvelle machine de destruction pourrait être bien plus frappant que tu l’imagines.

— Je suis d’accord avec Taman, dit Muso.

— Je serai heureux de servir le jong de Korva de n’importe quelle manière, fis-je.

— Accepteras-tu un poste d’officier sous mon autorité ? demanda-t-il. Cela signifiera que tu devras jurer allégeance au jong de Korva.

— Pourquoi pas ? fis-je. Le souverain et le peuple de Sanara nous ont traités avec courtoisie et hospitalité.

Je fis donc serment d’allégeance à Korva et je fus nommé capitaine dans l’armée du jong. À présent j’avais enfin un pays ; mais j’avais aussi un patron. C’était la partie que je n’aimais pas trop car je suis avant tout un farouche individualiste.

CHAPITRE VI

UN ESPION

Les quelques semaines qui suivirent furent pleines d’intérêt et d’émotion. Les Sanarans fabriquaient des bombes à rayon R et à rayon T aussi bien que des bombes incendiaires, et j’effectuais des vols presque quotidiens au-dessus des lignes et du camp ennemis. C’est sur ce dernier et le long de leur ligne de communication que je fis le plus de dégâts, mais un seul appareil ne pouvait gagner une guerre. À plusieurs occasions, je démoralisai tant leur première ligne que les Sanarans firent plusieurs sorties réussies et ramenèrent des prisonniers. Ceux-ci nous apprirent que les bombardements répétés avaient produit leur effet sur le moral de l’ennemi et qu’une énorme récompense avait été offerte par le chef Zani, Mephis, pour la destruction de l’appareil ou pour ma capture, mort ou vif.

Au cours de ces semaines, nous demeurâmes les invités de Taman et Jahara et nous fûmes fréquemment reçus par Muso, le jong suppléant, et par son épouse, Illana. Cette dernière était une femme calme et effacée de haute lignée mais sans grande beauté. En général Muso ne lui prêtait pas attention et, lorsqu’il le faisait, il était envers elle souvent brusque et presque insultant ; mais elle était uniformément douce et sans rancune. Il faisait bien plus attention à Duare qu’à sa propre épouse, mais c’est souvent une réaction naturelle chez un hôte dans son zèle à plaire à son invitée. Même si nous ne trouvions pas cela admirable, nous pouvions le comprendre.

Le siège de Sanara était presque dans une impasse. La cité avait d’énormes réserves de nourriture synthétique ; son approvisionnement en eau était assuré par des puits artésiens, et il n’y avait pas pénurie de munitions.