Ici règne une bourgeoisie toute proche encore du peuple, à peine sortie de lui, au sang riche et qui aime tous les biens de la terre. Ma famille couvre la province d’un réseau étendu d’Érard, de Chapelin, de Benoît, de Montrifaut ; ils sont gros fermiers, notaires, fonctionnaires, propriétaires terriens ; leurs maisons sont cossues, isolées, bâties loin du bourg, défendues par de grandes portes revêches, à triple verrou, comme des portes de prison, précédées par des jardins plats, presque sans fleurs : rien que des légumes et des arbres fruitiers taillés en espalier pour produire davantage. Les salons sont bourrés de meubles et toujours clos ; on vit dans la cuisine pour épargner les feux. Je ne parle pas de François et Hélène Érard, bien entendu ; je ne connais pas de demeure plus agréable ni plus accueillante, de loyer plus intime, plus riant et plus chaud. Malgré tout, pour moi rien ne vaut un soir comme celui-ci : la solitude est complète ; ma servante qui couche au bourg vient de rentrer les poules et s’en va chez elle. J’entends le bruit de ses sabots sur le chemin. Pour moi, ma pipe, mon chien entre les jambes, le bruit des souris dans le grenier, le feu qui siffle, pas de journaux, pas de livres, une bouteille de juliénas qui chauffe doucement près des chenets.

— Pourquoi vous appelle-t-on Silvio, mon cousin ? demande Colette.

Je réponds :

— Une belle dame qui a été amoureuse de moi et qui trouvait que je ressemblais à un gondolier, car j’avais en ce temps-là, il y a trente ans, les moustaches en crocs et les cheveux noirs, a transformé ainsi mon prénom de Sylvestre.

— Mais non, c’est à un faune que vous ressemblez, dit Colette, avec votre grand front, votre nez retroussé, vos oreilles pointues, vos yeux qui rient. Sylvestre, l’homme des bois. Cela vous va très bien.

Colette est, de tous les enfants d’Hélène, ma préférée. Elle n’est pas belle, mais a ce que je prisais par-dessus tout chez les femmes dans mon jeune temps : du feu. Elle aussi, ses yeux rient, et sa grande bouche ; ses cheveux noirs sont légers et s’échappaient en petites boucles sous le châle dont elle s’était couvert la tête, car elle prétendait sentir sur sa nuque un vent coulis. On dit qu elle ressemble à Hélène, jeune. Mais je ne me rappelle pas. Depuis la naissance de son troisième fils, le petit Loulou, qui a maintenant neuf ans, Hélène a engraissé, et la femme de quarante-huit ans, à la peau douce et fanée, masque dans ma mémoire l’Hélène de vingt ans que j’ai connue. Elle a maintenant un air de placidité heureuse qui repose. Cette soirée chez moi était une visite de présentation officielle : on me faisait connaître le fiancé de Colette. C’est un Jean Dorin, des Dorin du Moulin-Neuf, minotiers de père en fils. Une belle rivière, verte et écumeuse, coule au pied de ce moulin. J’allais y pêcher la truite quand le père Dorin était vivant.

— Tu nous donneras de bons plats de poisson, Colette, dis-je.

François refuse mon punch : il ne boit que de l’eau. Il a une barbiche grise pointue et fine qu’il caresse doucement de la main. Je remarquai :

— Vous n’aurez pas à regretter le monde lorsque vous l’aurez quitté, ou plutôt lorsqu’il vous aura quitté, comme il l’a fait pour moi…

Car j’ai parfois la sensation d’avoir été rejeté par la vie comme par une mer trop haute. J’ai échoué sur un triste rivage, vieille barque solide encore pourtant, mais aux couleurs déteintes par l’eau et rongées par le sel.

— Vous n’aurez rien à regretter, vous qui n’aimez ni le vin, ni la chasse, ni les femmes.

— Je regretterai ma femme, dit-il en souriant.

C’est alors que Colette s’est assise près de sa mère et lui a demandé :

— Maman, raconte-moi tes fiançailles avec papa. Ton mariage, tu n’en as jamais parlé. Pourquoi ? Je sais que c’était une histoire romanesque, que vous vous aimiez depuis longtemps… Tu ne me l’as jamais raconté. Pourquoi ?

— Parce que tu ne me l’as jamais demandé.

— Mais je te le demande maintenant.

Hélène se défendait en riant :

— Ça ne te regarde pas, disait-elle.

— Tu ne veux pas le dire parce que ça te gêne ; ce n’est pas à cause de cousin Silvio pourtant : il doit tout savoir. Est-ce à cause de Jean ? Mais demain ce sera ton fils, maman, et il faut qu’il te connaisse comme je te connais. Je voudrais tant que nous vivions avec lui comme tu vis avec papa ! Je suis sûre que vous ne vous êtes jamais disputés.

— Ça ne me gêne pas à cause de Jean, dit Hélène, mais de ces grands dadais, et elle montra ses fils avec un sourire.

Ils étaient assis sur le carreau et jetaient des pommes de pin dans le feu ; ils en avaient des provisions dans leurs poches ; elles éclataient parmi les flammes avec un bruit vif et clair. Georges et Henri, qui ont quinze et treize ans, répondirent :

— Si c’est à cause de nous, va toujours, ne te gêne pas. Ça ne nous intéresse pas, vos histoires d’amour, dit avec mépris Georges de sa voix qui muait.

Quant au petit Loulou, il s’était endormi.

Mais Hélène secouait la tête et ne voulait pas parler. Le fiancé de Colette intervint timidement :

— Vous formez un ménage modèle.