On peut ca­rac­té­ri­ser le pro­jet phi­lo­so­phique de Scho­pen­hauer par la pré­ten­tion de ré­vé­ler la na­ture de la fa­meuse « chose en soi » que Kant avait pour­tant dé­cla­rée in­con­nais­sable.

À pre­mière vue, ce pro­jet peut pa­raître in­sen­sé. Notre phi­lo­sophe pré­tend per­cer le mys­tère de la chose en soi, de la réa­li­té telle qu’elle est en elle-même. Or com­ment peut-on pré­tendre ac­cé­der à la réa­li­té en elle-même ? Si nous y ac­cé­dons, elle de­vient pour nous et n’est plus en soi. Connaître la chose en soi, à sup­po­ser que cela soit pos­sible, re­vien­drait à la dé­for­mer, à la ré­duire à notre point de vue sub­jec­tif et à man­quer son es­sence propre. Ce que notre fa­cul­té de connaître sai­sit des choses, ob­serve Scho­pen­hauer, ne peut être que « dif­fé­rent de ce qu’est leur es­sence propre » (M, 890).

Scho­pen­hauer en­tend néan­moins ef­fec­tuer « le pas­sage du phé­no­mène à la chose en soi, ce pas­sage dé­cla­ré im­pos­sible par Kant » (M, 893). Il en­tend re­mon­ter, au-delà des « phé­no­mènes » (les choses telles qu’elles nous ap­pa­raissent), à l’ori­gine ca­chée de ce qui ap­pa­raît, c’est-à-dire à la « chose en soi ». Scho­pen­hauer dé­clare être le pre­mier phi­lo­sophe à avoir dé­cou­vert « un che­min qui mène à l’es­sence in­time et propre des choses », c’est-à-dire aux forces qui sont à l’ori­gine des phé­no­mènes. Il dé­clare avoir trou­vé « un pas­sage sou­ter­rain », « une com­mu­ni­ca­tion se­crète » ca­pable de nous « trans­por­ter d’un seul coup à l’in­té­rieur de la for­te­resse qu’au­cun as­saut ex­té­rieur n’au­rait ja­mais pu prendre » (M, 890). Quel peut bien être ce « che­min se­cret » ?

Dans un pre­mier cha­pitre, nous étu­die­rons le che­min par le­quel Scho­pen­hauer en­tend nous don­ner ac­cès à la chose en soi, qu’il re­nomme « der Wille ». Nous ex­pli­que­rons pour­quoi il est pré­fé­rable de tra­duire ce terme par « le vou­loir », plu­tôt que par « la vo­lon­té ». Nous ver­rons éga­le­ment que la dé­cou­verte de la chose en soi comme « vou­loir » ap­porte une ré­ponse pré­cise à la ques­tion de l’ori­gine du mal, dé­fi­ni comme souf­france et in­jus­tice.

La ques­tion de­vien­dra alors : com­ment nous li­bé­rer, tant au plan in­di­vi­duel que col­lec­tif, de l’em­pire du « vou­loir » et des ra­vages qu’il pro­duit dans nos vies ? Les voies pro­po­sées par Scho­pen­hauer, qui re­coupent en par­tie celles pré­co­ni­sées par la phi­lo­so­phie boud­dhiste, ne forment pas la par­tie la plus ori­gi­nale de sa pen­sée. Cette ori­gi­na­li­té ré­side en re­vanche dans les consé­quences de la thèse mé­ta­phy­sique se­lon la­quelle c’est le « vou­loir », et non l’in­tel­li­gence consciente, qui consti­tue l’es­sence fon­da­men­tale de l’homme.

Dans notre troi­sième cha­pitre, nous ver­rons que la thèse du pri­mat du vou­loir en l’homme a conduit Scho­pen­hauer à dé­ve­lop­per une concep­tion ori­gi­nale de l’in­cons­cient, qui an­ti­cipe à plu­sieurs égards sur la psy­cha­na­lyse freu­dienne. Freud a du reste lui-même re­con­nu qu’après Co­per­nic et Dar­win, la troi­sième ré­vo­lu­tion tou­chant l’image de l’homme avait été ac­com­plie par Scho­pen­hauer4.

Dans notre qua­trième par­tie, consa­crée à l’ac­tua­li­té de Scho­pen­hauer, nous nous in­té­res­se­rons à la por­tée his­to­rique de sa phi­lo­so­phie. Nous ver­rons que son in­fluence s’exerce bien au-delà de Freud, et qu’elle dé­ter­mine les orien­ta­tions de nom­breux pen­seurs contem­po­rains.

Le fil conduc­teur de notre ex­po­si­tion est le sui­vant : où ré­side au juste l’ori­gi­na­li­té de Scho­pen­hauer ? Qu’ap­porte-t-il de vrai­ment nou­veau dans le pay­sage phi­lo­so­phique ?

I.                              La « chose en soi » comme « vou­loir »

Par quel mi­racle pour­rions-nous sor­tir de notre re­pré­sen­ta­tion, par la­quelle le monde de­vient pour nous un en­semble d’ob­jets connais­sables, de ma­nière à l’ap­pré­hen­der dans sa source, tel qu’il est en soi ? Com­ment Scho­pen­hauer peut-il pré­tendre sai­sir l’es­sence in­time du monde, l’ori­gine pre­mière de tout ce qui ap­pa­raît, sans du même coup trans­for­mer cette es­sence en une simple re­pré­sen­ta­tion sub­jec­tive, hu­maine, du monde ? En un mot, com­ment l’ac­cès à la chose en soi est-il pos­sible ?

Le monde comme re­pré­sen­ta­tion

Scho­pen­hauer af­firme à plu­sieurs re­prises qu’il n’y a d’ob­jet que pour un su­jet. C’est là le pre­mier prin­cipe de sa théo­rie de la connais­sance. En consé­quence, nous connais­sons tou­jours les ob­jets sub­jec­ti­ve­ment, et non tels qu’ils sont en eux-mêmes. La condi­tion fon­da­men­tale de notre connais­sance du monde, qui nous sert à mettre de l’ordre dans nos sen­sa­tions, est le prin­cipe de rai­son suf­fi­sante*, qui est un prin­cipe sub­jec­tif.

À la suite de Leib­niz et de Wolff, Scho­pen­hauer re­con­naît à son tour dans ce prin­cipe la forme or­ga­ni­sa­trice fon­da­men­tale de la connais­sance. Pour le dé­fi­nir, il em­prunte la for­mule de Chris­tian Wolff5 :

« Rien n’est sans une rai­son qui fait que cela soit plu­tôt que cela ne soit pas. » (On­to­lo­gia, § 70.)

En d’autres termes, écrit Scho­pen­hauer, « rien n’est sans rai­son d’être ain­si plu­tôt qu’au­tre­ment » (QR, 25). Ce prin­cipe, ob­serve-t-il, pos­sède dif­fé­rentes « formes », qui jus­qu’à pré­sent n’ont pas été bien dis­cer­nées par les phi­lo­sophes. Certes, beau­coup d’entre eux ont bien per­çu le ca­rac­tère fon­da­men­tal du prin­cipe de rai­son pour la connais­sance hu­maine, mais au­cun n’a su iden­ti­fier cor­rec­te­ment les dif­fé­rentes formes qu’il re­vêt se­lon ses di­vers do­maines d’ap­pli­ca­tion. L’une des ori­gi­na­li­tés de Scho­pen­hauer est de dis­tin­guer clai­re­ment trois formes fon­da­men­tales du prin­cipe, qui ne doivent pas être confon­dues les unes avec les autres :

1) Ap­pli­qué au monde du de­ve­nir, le prin­cipe de rai­son prend la forme du prin­cipe de cau­sa­li­té. La cau­sa­li­té s’exerce de trois ma­nières dif­fé­rentes, que Scho­pen­hauer nomme res­pec­ti­ve­ment « cause », « ex­ci­ta­tion » et « mo­tif ». La « cause » est le terme le plus gé­né­ral pour ex­pli­quer les phé­no­mènes du monde. C’est le terme qu’on uti­lise spé­cia­le­ment, à l’ex­clu­sion des deux autres (ex­ci­ta­tion et mo­tif), pour ex­pli­quer les mou­ve­ments mé­ca­niques des corps na­tu­rels. Ici, l’ef­fet est stric­te­ment pro­por­tion­nel à la cause ; par exemple, plus violent est le coup de hache, plus celle-ci pé­nètre dans le bois. L’ex­ci­ta­tion ou ir­ri­ta­bi­li­té in­ter­vient dans le monde vé­gé­tal. C’est sous l’ex­ci­ta­tion de la lu­mière du so­leil, par exemple, que la plante croît dans une di­rec­tion dé­ter­mi­née. L’ex­ci­ta­tion rend rai­son des mou­ve­ments du règne vé­gé­tal (crois­sance, dé­pla­ce­ment, ex­tinc­tion), qui ne sont pas pro­vo­qués par une cau­sa­li­té de type mé­ca­nique. Ici, le plus sou­vent, l’ef­fet n’est pas pro­por­tion­né à la cause : par exemple, une élé­va­tion de tem­pé­ra­ture peut avoir pour ef­fet non pas de faire croître la plante, mais de la faire pé­rir. En­fin, ap­pli­qué au vou­loir ani­mal, la cau­sa­li­té se nomme mo­ti­va­tion. Le com­por­te­ment ani­mal en gé­né­ral est dé­ter­mi­né par des mo­tifs. Dans le cas de la bête, le mo­tif est tou­jours une chose pré­sente qui sus­cite son mou­ve­ment en pro­vo­quant en elle in­cli­na­tion ou aver­sion. Par exemple, le mo­tif du dé­pla­ce­ment du chien est la pâ­tée que son maître vient de dé­po­ser de­vant sa niche.

Dans le cas de l’homme, en re­vanche, le mo­tif n’est pas né­ces­sai­re­ment un ob­jet pré­sent. Ce peut être la re­pré­sen­ta­tion d’une chose non pré­sente.