Par exemple,
l’homme peut résister à la tentation de manger certains aliments pour obtenir
une meilleure santé. La santé est ici un « motif idée » qui
contrecarre le motif présent (la nourriture). Contrairement à la bête, l’homme
peut se déterminer à l’action à partir de représentations abstraites,
indépendamment des circonstances présentes. Ici, à la différence des autres
formes de causalité, il n’y a pas de commune mesure entre le motif et l’effet
qu’il provoque.
2)
Appliqué à la connaissance discursive, qui repose sur des
« représentations abstraites » ou « concepts », le principe
de raison prend la forme du rapport entre principes et conséquences. Un
jugement est fondé en raison si, et seulement si, il est correctement déduit de
ses principes ou prémisses. La déduction correcte s’appuie sur le respect des
règles de la logique (principe d’identité, principe de noncontradiction,
principe du tiers exclu). Un jugement correct doit nécessairement respecter ces
conditions formelles. Mais la cohérence logique n’est pas un critère suffisant
de la vérité, comme l’a bien souligné Kant. Schopenhauer ne cesse de reprocher
aux métaphysiciens de son temps, notamment Fichte, Schelling et Hegel, de se
comporter comme si Kant n’avait jamais existé, comme s’il n’avait pas ruiné la
métaphysique spéculative, qui prétend nous faire connaître le réel par le pur
raisonnement, indépendamment de l’expérience. Pour être valide, un jugement
doit non seulement être logiquement rigoureux, mais il doit en outre se
rapporter à un état de choses empiriquement constatable. Prétendre atteindre la
vérité par la pensée pure est une illusion :
« Je
ne puis approuver ce qu’on enseigne jusqu’à présent en logique, à savoir que
les jugements qui s’appuient exclusivement sur ces lois de la pensée renferment
une vérité intrinsèque […]. Toute vérité est relation entre un jugement
et quelque chose qui est hors de lui et une vérité intrinsèque est une
contradiction. » (QR, 149.)
Contrairement
aux métaphysiciens dogmatiques, qui prétendent accéder à des vues sur le monde
par le seul raisonnement logique, indépendamment de l’expérience, Schopenhauer
prétend paradoxalement fonder sa métaphysique* sur l’expérience – nous y
revenons dans la suite.
3)
Lorsqu’il prend la forme du principe de causalité, le principe de raison
implique également notre représentation a priori de l’espace et du
temps. À l’instar de Kant, Schopenhauer considère que l’espace et le temps
ne dérivent pas de l’expérience mais font partie des conditions de possibilité a
priori de l’expérience. L’apriorité de l’espace et du temps s’atteste pour
Schopenhauer comme pour Kant par une réflexion sur le travail du
mathématicien : c’est sur l’intuition pure de l’espace que le géomètre se
base pour effectuer ses constructions et découvrir les propriétés des figures
géométriques (par exemple, que la somme des angles du triangle est égale à
180°). C’est sur l’intuition pure du temps que l’arithméticien se fonde pour
accomplir ses opérations. Faire une addition par exemple, c’est ajouter
successivement des unités les unes aux autres en vue de découvrir une somme
(QR, 183). Schopenhauer souligne que l’espace, le temps et la causalité sont
solidaires, c’est-à-dire co-impliqués dans notre expérience perceptive du
monde. Percevoir une source lumineuse à ma gauche, par exemple, suppose que
j’ai rapporté mon impression rétinienne à sa cause en la localisant dans
l’espace ; cela suppose également que j’interprète cette source comme une
cause précédant temporellement l’impression rétinienne que j’ai reçue. La
perception implique ainsi conjointement la causalité et la
représentation de l’espace et du temps. Soulignons l’originalité de
Schopenhauer par rapport à Kant : ce dernier distinguait les formes de la
sensibilité d’une part, à savoir l’espace et le temps, et les formes de
l’entendement ou catégories d’autre part. Schopenhauer, quant à lui, soutient
que la causalité ne peut être exposée indépendamment des formes de l’espace et
du temps.
Plus
généralement, l’originalité de Schopenhauer consiste à prétendre unir dans un
seul principe, à savoir le principe de raison, qui vaut d’une part comme principe
de causalité, d’autre part comme rapport de principe à conséquences, l’ensemble
des formes ou conditions a priori de l’expérience (M, 104). Il convient
en outre de préciser que la causalité, comme condition transcendantale* de
l’expérience, est liée chez Schopenhauer à des conditions physiologiques, à
savoir un bon fonctionnement du cerveau. C’est une grande différence avec Kant,
qui considère en revanche la causalité comme une condition purement formelle de
l’expérience, indépendante de l’organisme humain. Selon Schopenhauer, une
paralysie du cerveau entraînerait une suspension de l’entendement et du
principe de causalité. Nous serions alors incapables de faire correspondre aux
sensations rétiniennes, par exemple, des objets hors de nous identifiés comme
leur cause. Nous serions alors confrontés à un simple chaos de taches de
couleur :
« La
sensation ne fournit dans la vision qu’une affection variée de la rétine, semblable
en tout à l’aspect d’une palette chargée de nombreuses taches de toutes
couleurs : et c’est là aussi ce qui resterait dans la conscience si l’on
pouvait subitement retirer, par une paralysie du cerveau par exemple,
l’entendement à une personne placée en face d’un point de vue vaste et varié,
tout en lui conservant la sensation. » (QR, 89.)
Pour
pouvoir appliquer le principe de causalité et constituer l’expérience
perceptive, il faut posséder un corps et un cerveau en bon état de marche. En
définitive, la condition ultime de l’expérience est pour Schopenhauer le sain
fonctionnement du cerveau, siège physiologique de nos facultés intellectuelles.
C’est le corps qui est premier !
Notons
une dernière différence avec Kant : parce que notre
« perception » ou « intuition » des objets extérieurs
implique le principe de causalité, qui est un principe intellectuel,
Schopenhauer se démarque de Kant en avançant que toute intuition du monde
extérieur est une intuition qui n’est pas strictement sensible, comme le
prétendait Kant, mais intellectuelle. L’intuition, écrit Schopenhauer,
« est essentiellement l’œuvre de l’entendement » (QR, 80).
De
Kant, Schopenhauer retient cependant l’essentiel : notre connaissance se
limite aux phénomènes. Nous ne pouvons prétendre, par le raisonnement pur,
atteindre des connaissances concernant les entités non phénoménales, telles que
l’âme, Dieu, le monde pris comme totalité. Néanmoins, Schopenhauer avance que
nous pouvons connaître la chose en soi ! Il prétend paradoxalement
que nous pouvons obtenir une connaissance de la source non phénoménale des
phénomènes ! Tout en affirmant que notre connaissance est conditionnée par
le principe de raison, il prétend que nous pouvons connaître ce qui échappe
pourtant à ce principe, à savoir la chose en soi soustraite aux formes de notre
représentation.
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