Par là-dessus, un grand coup de mistral qui secouait toute cette lumière. C’était quelque chose de magnifique. Malheureusement, lorsque, après une lutte acharnée, François Ier – M. Bompard, le gérant du cercle – se voyait enveloppé par un gros de reîtres, l’infortuné Bompard avait, pour rendre son épée, un geste d’épaules si énigmatique, qu’au lieu de « tout est perdu fors l’honneur », il avait plutôt l’air de dire : Digoli que vengue, moun bon ! Mais les Tarasconais n’y regardaient pas de si près, et des larmes patriotiques étincelaient dans tous les yeux.

 

La trouée

 

Ces spectacles, ces chants, le soleil, le grand air du Rhône, il n’en fallait pas plus pour monter les têtes. Les affiches du gouvernement mirent le comble à l’exaltation. Sur l’Esplanade, les gens ne s’abordaient plus que d’un air menaçant, les dents serrées, mâchant leurs mots comme des balles. Les conversations sentaient la poudre. Il y avait du salpêtre dans l’air. C’est surtout au café de la Comédie, le matin, en déjeunant, qu’il fallait les entendre, ces bouillants Tarasconais : « Ah çà ! qu’est-ce qu’ils font donc, les Parisiens avec leur tron de Dieu de général Trochu ? Ils n’en finissent pas de sortir... Coquin de bon sort ! Si c’était Tarascon !... Trrr !... Il y a longtemps qu’on l’aurait faite, la trouée ! » Et pendant que Paris s’étranglait avec son pain d’avoine, ces messieurs vous avalaient de succulentes bartavelles arrosées de bon vin de papes, et luisants, bien repus, de la sauce jusqu’aux oreilles, ils criaient comme des sourds en tapant sur la table : « Mais faites-la donc, votre trouée... » Et qu’ils avaient, ma foi, bien raison !

 

 

La défense du cercle

 

Cependant l’invasion des barbares gagnait au sud de jour en jour. Dijon rendu, Lyon menacé, déjà les herbes parfumées de la vallée du Rhône faisaient hennir d’envie les cavales des uhlans. « Organisons notre défense ! » se dirent les Tarasconais, et tout le monde se mit à l’œuvre. En un tournemain, la ville fut blindée, barricadée, casematée. Chaque moisson devint une forteresse. Chez l’armurier Costecalde, il y avait devant le magasin une tranchée d’au moins deux mètres, avec un pont-levis, quelque chose de charmant. Au cercle, les travaux de défense étaient si considérables qu’on allait les voir par curiosité. M. Bompard, le gérant, se tenait en haut de l’escalier, le chassepot à la main, et donnait des explications aux dames : « S’ils arrivent par ici, pan, pan !... Si, au contraire, ils montent par là, pan, pan !... » Et puis, à tous les coins de rues, des gens qui vous arrêtaient pour vous dire d’un air mystérieux : « Le café de la Comédie est imprenable », ou bien encore : « On vient de torpiller l’Esplanade !... » Il y avait de quoi faire réfléchir les barbares.

 

 

Les francs-tireurs

 

En même temps, des compagnies de francs-tireurs s’organisaient avec frénésie. Frères de la Mort, Chacals du Narbonnais, Espingoliers du Rhône, il y en avait de tous les noms, de toutes les couleurs, comme des centaurées dans un champ d’avoine ; et des panaches, des plumes de coq, des chapeaux gigantesques, des ceintures d’une largeur !... Pour se donner l’air plus terrible, chaque franc-tireur laissait pousser sa barbe et ses moustaches, si bien qu’à la promenade le monde ne se connaissait plus. De loin vous voyiez un brigand des Abruzzes qui venait sur vous, la moustache en croc, les yeux flamboyants, avec un tremblement de sabres, de revolvers, de yatagans ; et puis, quand on s’approchait, c’était le receveur Pégoulade, D’autres fois, vous rencontriez dans l’escalier Robinson Crusoé lui-même, avec son chapeau pointu, son coutelas en dents de scie, un fusil sur chaque épaule ; au bout du compte, c’était l’armurier Costecalde qui rentrait de dîner en ville. Le diable, c’est qu’à force de se donner des allures féroces, les Tarasconais finirent par se terrifier les uns les autres et bientôt personne n’osa plus sortir.

 

 

Lapins de garenne et lapins de choux

 

Le décret de Bordeaux sur l’organisation des gardes nationales mit fin à cette situation intolérable. Au souffle puissant des triumvirs, prrrt ! les plumes de coqs s’envolèrent, et tous les francs-tireurs de Tarascon – chacals, espingoliers et autres – vinrent se fondre en un bataillon d’honnêtes miliciens, sous les ordres du brave général Bravida, ancien capitaine d’habillement. Ici, nouvelles complications. Le décret de Bordeaux faisait, comme on sait, deux catégories dans la garde nationale : les gardes nationaux de marche et les gardes nationaux sédentaires ; « lapins de garenne et lapins de choux », disait assez drôlement le receveur Pégoulade. Au début de la formation, les gardes nationaux de garenne avaient naturellement le beau rôle. Tous les matins, le brave général Bravida les menait sur l’Esplanade faire l’exercice à feu, l’école de tirailleurs. « Couchez-vous ! levez-vous » et ce qui s’ensuit.