Toute la société
menait un grand vacarme, les chiens aboyaient et on entendait des
bribes d’une vieille chanson :
De beaux oiseaux viennent avec le
vent !
La pauvre gardeuse d’oies versa des larmes en
tombant ; elle saisit de la main une des branches pendantes du
saule et se tint ainsi suspendue au-dessus du fossé.
Quand la chasse fut passée, elle travailla à
sortir de là, mais la branche se rompit et la gardeuse d’oies
allait tomber à la renverse dans les roseaux, quand une main
robuste la saisit.
C’était un cordonnier ambulant qui l’avait
aperçue de loin et s’était empressé de venir à son secours.
– Chacun à sa place ! dit-il
ironiquement, après le seigneur, en la déposant sur le chemin.
Il remit alors la branche cassée à sa
place. »À sa place », c’est trop dire. Plus exactement il
la planta dans la terre meuble.
– Pousse si tu peux, lui dit-il, et fournis
leur une bonne flûte aux gens de là haut ! Puis il entra dans
le château, mais non dans la grande salle, car il était trop peu de
chose pour cela. Il se mêla aux gens de service qui regardèrent ses
marchandises et en achetèrent.
À l’étage au-dessus, à la table d’honneur, on
entendait un vacarme qui devait être du chant, mais les convives ne
pouvaient faire mieux. C’étaient des cris et des aboiements ;
on faisait ripaille. Le vin et la bière coulaient dans les verres
et dans les pots ; les chiens de chasse étaient aussi dans la
salle. Un jeune homme les embrassa l’un après l’autre, après avoir
essuyé la bave de leurs lèvres avec leurs longues oreilles.
On fit monter le cordonnier avec ses
marchandises, mais seulement pour s’amuser un peu de lui. Le vin
avait tourné les têtes. On offrit au malheureux de boire du vin
dans un bas.
– Presse-toi ! lui cria-t-on.
C’était si drôle qu’on éclata de rire !
Puis ce fut le tour des cartes ; troupeaux entiers, fermes,
terres étaient mis en jeu.
– Chacun à sa place ! s’écria le
cordonnier, quand il fut sorti de cette Sodome et de cette
Gomorrhe, selon ses propres termes. Le grand chemin, voilà ma vraie
place. Là-haut je n’étais pas dans mon assiette.
Et la petite gardeuse d’oies lui faisait du
sentier un signe d’approbation.
Des jours passèrent et des semaines. La
branche cassée que le cordonnier avait planté ça sur le bord du
fossé était fraîche et verte, et à son tour produisait de nouvelles
pousses. La petite gardeuse d’oies s’aperçut qu’elle avait pris
racine ; elle s’en réjouit extrêmement, car c’était son arbre,
lui semblait-il.
Mais si la branche poussait bien, au château,
en revanche, tout allait de mal en pis, à cause du jeu et des
festins : ce sont là deux mauvais bateaux sur lesquels il ne
vaut rien de s’embarquer.
Dix ans ne s’étaient point écoulés que le
seigneur dut quitter le château pour aller mendier avec un bâton et
une besace. La propriété fut achetée par un riche cordonnier, celui
justement que l’on avait raillé et bafoué et à qui on avait offert
du vin dans un bas. La probité et l’activité sont de bons
auxiliaires ; du cordonnier, ils firent le maître du château.
Mais à partir de ce moment, on n’y joua plus aux cartes.
– C’est une mauvaise invention, disait le
maître. Elle date du jour où le diable vit la Bible. Il voulut
faire quelque chose de semblable et inventa le jeu de cartes.
Le nouveau maître se maria ; et avec
qui ? Avec la petite gardeuse d’oies qui était toujours
demeurée gentille, humble et bonne. Dans ses nouveaux habits, elle
paraissait aussi élégante que si elle était née de haute condition.
Comment tout cela arriva-t-il ? Ah ! c’est un peu trop
long à raconter ; mais cela eut lieu et, encore, le plus
important nous reste à dire.
On menait une vie très agréable au vieux
manoir. La mère s’occupait elle-même du ménage ; le père
prenait sur lui toutes les affaires du dehors. C’était une vraie
bénédiction ; car, là où il y a déjà du bien-être, tout
changement ne fait qu’en apporter un peu plus. Le vieux château fut
nettoyé et repeint ; on cura les fossés, on planta des arbres
fruitiers. Tout prit une mine attrayante. Le plancher lui-même
était brillant comme du cuivre poli. Pendant les longs soirs
d’hiver, la maîtresse de la maison restait assise dans la grande
salle avec toutes ses servantes, et elle filait de la laine et du
lin. Chaque dimanche soir, on lisait tout haut un passage de la
Bible. C’était le conseiller de justice qui lisait, et le
conseiller n’était autre que le cordonnier colporteur, élu à cette
dignité sur ses vieux jours. Les enfants grandissaient, car il leur
était né des enfants ; s’ils n’avaient pas tous des
dispositions remarquables, comme cela arrive dans chaque famille,
du moins tous avaient reçu une excellente éducation.
Le saule, lui, était devenu un arbre
magnifique qui grandissait libre et non taillé.
– C’est notre arbre généalogique !
disaient les vieux maîtres ; il faut l’honorer et le vénérer,
enfants.
Et même les moins bien doués comprenaient un
tel conseil.
Cent années passèrent.
C’était de nos jours. Le lac était devenu un
marécage ; le vieux château était en ruines. On ne voyait là
qu’un petit abreuvoir ovale et un coin des fondations à côté ;
c’était ce qui restait des profonds fossés de jadis. Il y avait là
aussi un vieil et bel arbre qui laissait tomber ses branches.
C’était l’arbre généalogique. On sait combien un saule est superbe
quand on le laisse croître à sa guise.
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