Sans ailes, elles flottaient par leur
seule légèreté à travers l’espace. La petite sirène sentit qu’elle
avait un corps comme le leur, qui s’élevait de plus en plus haut
au-dessus de l’écume.
– Où vais-je ? demanda-t-elle. Et sa
voix, comme celle des autres êtres, était si immatérielle qu’aucune
musique humaine ne peut l’exprimer.
– Chez les filles de l’air, répondirent-elles.
Une sirène n’a pas d’âme immortelle, ne peut jamais en avoir, à
moins de gagner l’amour d’un homme. C’est d’une volonté étrangère
que dépend son existence éternelle. Les filles de l’air n’ont pas
non plus d’âme immortelle, mais elles peuvent, par leurs bonnes
actions, s’en créer une. Nous nous envolons vers les pays chauds où
les effluves de la peste tuent les hommes, nous y soufflons la
fraîcheur. Nous répandons le parfum des fleurs dans l’atmosphère et
leur arôme porte le réconfort et la guérison. Lorsque durant trois
cents ans nous nous sommes efforcées de faire le bien, tout le bien
que nous pouvons, nous obtenons une âme immortelle et prenons part
à l’éternelle félicité des hommes. Toi, pauvre petite sirène, tu as
de tout cœur cherché le bien comme nous, tu as souffert et supporté
de souffrir, tu t’es haussée jusqu’au monde des esprits de l’air,
maintenant tu peux toi-même, par tes bonnes actions, te créer une
âme immortelle dans trois cents ans.
Alors, la petite sirène leva ses bras
transparents vers le soleil de Dieu et, pour la première fois, des
larmes montèrent à ses yeux.
Sur le bateau, la vie et le bruit avaient
repris, elle vit le prince et sa belle épouse la chercher de tous
côtés, elle les vit fixer tristement leurs regards sur l’écume
dansante, comme s’ils avaient deviné qu’elle s’était précipitée
dans les vagues. Invisible elle baisa le front de l’époux, lui
sourit et avec les autres filles de l’air elle monta vers les
nuages roses qui voguaient dans l’air.
– Dans trois cents ans, nous entrerons ainsi
au royaume de Dieu.
Nous pouvons même y entrer avant, murmura
l’une d’elles. Invisibles nous pénétrons dans les maisons des
hommes où il y a des enfants et, chaque fois que nous trouvons un
enfant sage, qui donne de la joie à ses parents et mérite leur
amour, Dieu raccourcit notre temps d’épreuve.
Lorsque nous voltigeons à travers la chambre
et que de bonheur nous sourions, l’enfant ne sait pas qu’un an nous
est soustrait sur les trois cents, mais si nous trouvons un enfant
cruel et méchant, il nous faut pleurer de chagrin et chaque larme
ajoute une journée à notre temps d’épreuve.
Chapitre 8
La plume et l’encrier
Que de choses dans un encrier ! disait
quelqu’un qui se trouvait chez un poète ; que de belles
choses ! Quelle sera la première œuvre qui en sortira ?
Un admirable ouvrage sans doute.
– C’est tout simplement admirable, répondit
aussitôt la voix de l’encrier ; tout ce qu’il y a de plus
admirable ! répéta-t-il, en prenant à témoin la plume et les
autres objets placés sur le bureau. Que de choses en moi … on a
quelque peine à le concevoir … Il est vrai que je l’ignore moi-même
et que je serais fort embarrassé de dire ce qui en sort quand une
plume vient de s’y plonger. Une seule de mes gouttes suffit pour
une demi-page : que ne contient pas celle-ci ! C’est de
moi que naissent toutes les œuvres du maître de céans. C’est dans
moi qu’il puise ces considérations subtiles, ces héros aimables,
ces paysages séduisants qui emplissent tant de livres. Je n’y
comprends rien, et la nature me laisse absolument
indifférent ; mais qu’importe : tout cela n’en a pas
moins sa source en moi, et cela me suffit.
– Vous avez parfaitement raison de vous en
contenter, répliqua la plume ; cela prouve que vous ne
réfléchissez pas, car si vous aviez le don de la réflexion, vous
comprendriez que votre rôle est tout différent de ce que vous le
croyez. Vous fournissez la matière qui me sert à rendre visible ce
qui vit en moi ; vous ne contenez que de l’encre, l’ami, pas
autre chose. C’est moi, la plume, qui écris ; il n’est pas un
homme qui le conteste et, cependant, beaucoup parmi les hommes
s’entendent à la poésie autant qu’un vieil encrier.
– Vous avez le verbe bien haut pour une
personne d’aussi peu d’expérience ; car, vous ne datez guère
que d’une semaine, ma mie, et vous voici déjà dans un lamentable
état. Vous imagineriez-vous par hasard que mes œuvres sont les
vôtres ? Oh ! la belle histoire ! Plumes d’oie ou
plumes d’acier, vous êtes toutes les mêmes et ne valez pas mieux
les unes que les autres. À vous le soin machinal de reporter sur le
papier ce que je renferme quand l’homme vient me consulter. Que
m’empruntera-t-il la prochaine fois ? Je serais curieux de le
savoir.
– Pataud ! conclut la plume.
Cependant, le poète était dans une vive
surexcitation d’esprit lorsqu’il rentra, le soir. Il avait assisté
à un concert et subi le charme irrésistible d’un incomparable
violoniste. Sous le jeu inspiré de l’artiste, l’instrument s’était
animé et avait exhalé son âme en débordantes harmonies.
Le poète avait cru entendre chanter son propre
cœur, chanter avec une voix divine comme en ont parfois des femmes.
On eût dit que tout vibrait dans ce violon, les cordes, la
chanterelle, la caisse, pour arriver à une plus grande intensité
d’expression. Bien que le jeu du virtuose fût d’une science
extrême, l’exécution semblait n’être qu’un enfantillage : à
peine voyait-on parfois l’archet effleurer les cordes ;
c’était à donner à chacun l’envie d’en faire autant avec un violon
qui paraissait chanter de lui-même, un archet qui semblait aller
tout seul. L’artiste était oublié, lui, qui pourtant les faisait ce
qu’ils étaient, en faisant passer en eux une parcelle de son génie.
Mais le poète se souvenait et s’asseyant à sa table, il prit sa
plume pour écrire ce que lui dictaient ses impressions.
« Combien ce serait folie à l’archet et
au violon de s’enorgueillir de leurs mérites ! Et cependant
nous l’avons cette folie, nous autres poètes, artistes, inventeurs
ou savants. Nous chantons nos louanges, nous sommes fiers de nos
œuvres, et nous oublions que nous sommes des instruments dont joue
le Créateur. Honneur à lui seul ! Nous n’avons rien dont nous
puissions nous enorgueillir. »
Sur ce thème, le poète développa une parabole,
qu’il intitula l’Ouvrier et les instruments.
– À bon entendeur, salut ! mon cher, dit
la plume à l’encrier, après le départ du maître. Vous avez bien
compris ce que j’ai écrit et ce qu’il vient de relire tout
haut ?
– Naturellement, puisque c’est chez moi que
vous êtes venue le chercher, la belle. Je vous conseille de faire
votre profit de la leçon, car vous ne péchez pas, d’ordinaire, par
excès de modestie. Mais vous n’avez pas même senti qu’on s’amusait
à vos dépens !
– Vieille cruche ! répliqua la plume.
– Vieux balai ! riposta l’encrier.
Et chacun d’eux resta convaincu d’avoir réduit
son adversaire au silence par des raisons écrasantes. Avec une
conviction semblable, on a la conscience tranquille et l’on dort
bien ; aussi s’endormirent-ils tous deux du sommeil du
juste.
Cependant, le poète ne dormait pas, lui ;
les idées se pressaient dans sa tête comme les notes sous l’archet
du violoniste, tantôt fraîches et cristallines comme les perles
égrenées par les cascades, tantôt impétueuses comme les rafales de
la tempête dans la forêt.
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