Dites-lui que je lui donnerai dix baisers,
comme hier, le reste mes dames d’honneur s’en chargeront.
– Oh ! ça ne nous plaît pas du tout,
dirent ces dernières.
– Quelle bêtise ! répliqua la princesse.
Si moi je peux l’embrasser, vous le pouvez aussi. Souvenez-vous que
je vous entretiens et vous honore.
Et, encore une fois, la dame d’honneur dut
aller s’informer.
– Cent baisers de la princesse, a-t-il dit,
sinon il garde son bien.
– Alors, mettez-vous devant moi. Toutes les
dames l’entourèrent et l’embrassade commença.
– Qu’est-ce que c’est que cet attroupement,
là-bas, près de la porcherie ! s’écria l’empereur.
Il était sur sa terrasse où il se frottait les
yeux et mettait ses lunettes.
– Mais ce sont les dames de la cour qui font
des leurs, il faut que j’y aille voir.
Il releva l’arrière de ses pantoufles qui
n’étaient que des souliers dont le contrefort avait lâché …
Saperlipopette ! comme il se dépêchait
…
Lorsqu’il arriva dans la cour, il se mit à
marcher tout doucement. Les dames d’honneur occupées à compter les
baisers afin que tout se déroule honnêtement, qu’il n’en reçoive
pas trop, mais pas non plus trop peu, ne remarquèrent pas du tout
l’empereur. Il se hissa sur les pointes :
– Qu’est-ce que c’est ! cria-t-il quand
il vit ce qui se passait. Et il leur donna de sa pantoufle un grand
coup sur la tête, juste au moment où le porcher recevait le
quatre-vingtième baiser.
– Hors d’ici ! cria-t-il furieux.
La princesse et le porcher furent jetés hors
de l’empire.
Elle pleurait, le porcher grognait et la pluie
tombait à torrents.
– Ah ! je suis la plus malheureuse des
créatures, gémissait la princesse. Que n’ai-je accepté ce prince si
charmant ! Oh ! que je suis malheureuse !
Le porcher se retira derrière un arbre, essuya
le noir et le brun de son visage, jeta ses vieux vêtements et
s’avança dans ses habits princiers, si charmant que la princesse
fit la révérence devant lui.
– Je suis venu pour te faire affront, à
toi ! dit le garçon. Tu ne voulais pas d’un prince plein de
loyauté.
Tu n’appréciais ni la rose, ni le rossignol,
mais le porcher tu voulais bien l’embrasser pour un jouet
mécanique ! Honte à toi !
Il retourna dans son royaume, ferma la porte,
tira le verrou.
Quant à elle, elle pouvait bien rester dehors
et chanter si elle en avait envie :
Ach, du lieber Augustin,
Alles ist hin, hin, hin.
Chapitre 11
Quelque chose
Il faut que je devienne quelque chose, disait
l’aîné de cinq frères ; je veux être utile en ce monde. Si
humble que soit mon métier, si ce que je fais sert à mes
semblables, je serai quelque chose. Je veux me faire briquetier. On
ne saurait se passer de briques. Je pourrai dire que je suis bon à
quelque chose.
– Oui, dit le puîné, mais l’ambition est trop
basse. Qu’est-ce que faire des briques ? Moi, je préfère être
maçon. Voilà, du moins, une véritable profession. On devient maître
et bourgeois de la ville ; on a sa bannière et l’entrée à
l’auberge de la corporation ; et, je finirai par avoir des
compagnons sous mes ordres, et ma femme sera appelée madame la
maîtresse.
– C’est n’être rien du tout, dit le troisième,
que d’être maçon. Tu auras beau devenir maître, tu ne sortiras pas
du peuple et du commun. Moi, je connais quelque chose de
mieux : je deviendrai architecte. Je vivrai par
l’intelligence, par la pensée : l’art sera mon domaine. Je
serai au premier rang dans le royaume de l’esprit. Il est vrai
qu’il me faudra commencer péniblement. Je serai d’abord apprenti
menuisier ; je porterai la casquette, et non le chapeau de
soie noire ; j’irai quérir de la bière et de l’eau-de-vie pour
les compagnons ; ces marauds se permettront de me
tutoyer ; ce sera blessant. Mais je m’imaginerai que ce n’est
qu’une farce de carnaval, le monde à l’envers ; et le
lendemain, c’est-à-dire quand je serai devenu compagnon, je suivrai
mon chemin, j’entrerai à l’Académie des beaux-arts, j’apprendrai à
dessiner, et me voilà architecte ! Quand on m’écrira, on
mettra sur l’adresse : Monsieur un tel bien né, ou peut-être
même très bien né. Il n’est pas impossible que l’on ajoute quelque
chose à mon nom. Et je construirai, je construirai, aussi bien que
les autres ont construit avant moi ! Et je bâtirai ainsi ma
fortune. C’est ce que j’appelle être quelque chose.
– Ce que tu prends pour quelque chose,
répartit le quatrième frère, me paraît bien peu et presque rien.
Moi, je ne veux pas suivre le chemin battu par les autres ; je
ne veux pas être un copiste. Je serai un génie original et
créateur. J’inventerai un nouveau style d’architecture. Je
dresserai le plan des édifices selon le climat du pays, les
matériaux qu’on y trouve, l’esprit national, le degré de
civilisation. À tous les étages qu’on a coutume d’élever,
j’ajouterai un dernier étage auquel je donnerai mon nom et qui
éternisera ma renommée.
– Si ton climat et tes matériaux ne valent
rien, tu ne feras rien qui vaille, reprit le cinquième. Je vois
bien, d’après tout ce que je viens d’entendre, qu’aucun de vous ne
sera vraiment quelque chose, quoi que vous vous imaginiez.
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