Pour
être quelque chose, il faut se mettre au-dessus de toutes
choses ; faites à votre guise, travaillez selon vos aptitudes
et vos goûts, moi je raisonnerai sur ce que vous ferez, je le
jugerai et le critiquerai. Il n’est rien en ce monde qui n’offre un
côté imparfait ou défectueux, je le découvrirai, je le signalerai,
et j’en parlerai comme il faut.
C’est, en effet, ce qu’il fit et non sans
succès. On disait de lui : « Ce garçon est une forte
tête, un homme entendu et capable, et cependant il ne produit
rien. » C’était justement parce qu’il ne produisait rien qu’on
le croyait quelque chose.
L’aîné, qui confectionnait des briques,
remarqua bientôt que pour chaque brique il recevait une pièce de
monnaie de cuivre ; et, quand il y en avait une certaine
quantité, cela faisait un écu blanc. Or, quand on arrive avec un
écu n’importe où, chez le boulanger, le boucher, etc., la porte
s’ouvre toute seule, et vous n’avez qu’à demander ce que vous
désirez. Voilà ce que produisent les briques. Il en est qui se
fendent, qui se cassent, mais de celles-là même on peut tirer
parti.
Marguerite la pauvresse voulait se bâtir une
maisonnette sur la digue qui arrête les flots de la mer. Elle reçut
du briquetier les briques manquées et mal venues, auxquelles
quelques-unes belles et entières étaient mêlées ; car l’aîné
des cinq frères, quoiqu’il ne s’élevât jamais plus haut que la
fabrication des briques, avait bon cœur, et il avait recommandé de
n’y regarder pas de trop près. La pauvresse construisit elle-même
sa maisonnette, qui fut basse et étroite. Cette hutte était du
moins un abri, et quelle vue on y avait ! On voyait la mer
immense, dont les vagues venaient se briser avec fracas contre la
digue et lancer leur écume salée par-dessus la maisonnette. Depuis
longtemps le brave homme qui en avait confectionné les briques
reposait dans le sein de la terre.
Le frère puîné savait certes mieux maçonner
que la pauvre Marguerite, car il avait appris comment il faut s’y
prendre. Lorsqu’il eut passé son examen pour devenir compagnon, il
boucla sa valise et entonna le chant de l’artisan :
« Pendant que je suis jeune, je veux
voyager. Je vais construire des maisons à l’étranger. Je suis
jeune, plein de force et de courage ; j’irai de ville en ville
et verrai du pays. Et quand je reviendrai, j’ai confiance en ma
fiancée, je la retrouverai fidèle. Hourrah ! le brave état que
celui d’artisan ! Maître, je le deviendrai bientôt. »
Il lui arriva, en effet, ce que dit la
chanson. À son retour, il fut reçu maître. Il construisit plusieurs
maisons l’une suivant l’autre, et elles formèrent une rue, qui
n’était pas une des moins belles de la ville. Ces maisons finirent
par lui en bâtir une à lui-même. Les bonnes gens du quartier te
diront : « Oui, vraiment, c’est la rue qui lui a
construit sa maison. »
Ce n’était pas une grande maison, sans doute.
Elle était dallée d’argile ; mais lorsqu’on y eut bien dansé à
sa noce, l’argile fut aussi polie et luisante qu’un parquet. Les
murs étaient revêtus de carreaux de faïence, dont chacun portait
une fleur ; et cela ornait mieux la chambre que la plus riche
draperie. C’était, en somme, une jolie maison et un couple heureux.
Au fronton flottait la bannière de la corporation ; compagnons
et apprentis, en passant devant, criaient : « Hourrah
pour notre bon maître ! » Oui, il était devenu quelque
chose.
Le troisième frère, après avoir été apprenti
menuisier, après avoir porté la casquette et fait les commissions
des compagnons, était entré, comme il l’avait dit, à l’Académie des
beaux-arts, et avait obtenu le brevet d’architecte. Dès ce moment,
quand on lui écrivait, on mettait sur l’adresse : « À
Monsieur le très-bien et très-hautement né, etc. » Si la rue
que le maçon avait bâtie lui avait rapporté une maison, cette rue
reçut le nom du troisième frère et la plus belle maison de cette
rue lui appartint. C’était être quelque chose, à coup sûr, que
d’avoir de beaux titres à placer devant et après son nom. Sa femme
était une dame de qualité, et ses enfants étaient considérés comme
des enfants de la haute classe. Quand il mourut, son nom continua
d’être inscrit au coin de la rue, et d’être prononcé par tous. Oui,
celui-ci avait été quelque chose.
Le quatrième frère, l’homme de génie qui
prétendait créer un style nouveau et original et orner les édifices
d’un dernier étage qui devait l’immortaliser, n’atteignit pas tout
à fait son but. En faisant construire cet étage de nouvelle forme,
il tomba et se rompit le cou. Mais on lui fit un magnifique
enterrement avec musique et bannières ; les rues où passa son
cercueil furent jonchées de fleurs et de joncs. On prononça sur sa
tombe trois oraisons funèbres l’une plus longue que l’autre, et la
gazette s’encadra de noir ce jour-là. Il eût apprécié hautement ces
avantages, s’il avait pu en être témoin, car il aimait par-dessus
tout qu’on parlât de lui.
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