Un gros agent de police qui avait moins bien réussi que lui à se frayer un passage jusqu’au bas de l’escalier, lui succéda un instant plus tard et se lança à sa poursuite, tandis que toutes les têtes aux fenêtres (c’étaient à présent des têtes d’enfants et de femmes) le guidaient de leurs cris.
L’escalier se trouvant en partie dégagé, car les gens s’étaient pour la plupart précipités dans la rue pour observer la fuite et la poursuite, le docteur Helberson, suivi de Harper, monta jusqu’au palier. Devant une porte du couloir de l’étage, un agent de police refusa de les laisser passer.
— Nous sommes médecins, dit Helberson. Et ils entrèrent.
La chambre était pleine d’hommes qu’on distinguait vaguement, massés autour d’une table. Les nouveaux venus se glissèrent en avant et regardèrent par-dessus les épaules des spectateurs du premier rang. Sur la table, les membres inférieurs recouverts d’un drap, gisait le corps d’un homme fortement éclairé par le rayon d’une lanterne sourde que tenait un agent de police debout aux pieds du mort. Tous les autres personnages (y compris l’agent), à l’exception de ceux qui étaient près de la tête, se trouvaient dans l’ombre. Le visage du mort paraissait jaune, répugnant, horrible ! Les yeux étaient entrouverts, tournés vers le plafond ; la mâchoire tombait ; des traces d’écume souillaient les lèvres, le menton, les joues. Un homme de haute taille, un médecin sans aucun doute, se penchait au-dessus du cadavre, la main passée sous le plastron de la chemise. Il la retira et mit deux doigts dans la bouche ouverte.
— Cet homme est mort depuis deux heures environ, dit-il. C’est une affaire qui intéresse le coroner.
Il tira une carte de visite de sa poche, la tendit à l’agent de police, et se fraya un passage vers la porte.
— Dégagez la pièce, sortez tous ! cria l’agent d’un ton brusque. Après quoi, le corps disparut comme si on l’avait emporté vivement, tandis que le représentant de l’ordre déplaçait sa lanterne et en dirigeait le rayon sur les visages des spectateurs.
Le résultat fut stupéfiant ! Les hommes, aveuglés, déconcertés, presque terrifiés, se ruèrent en tumulte vers la porte, poussant, s’ameutant, dégringolant l’un sur l’autre dans leur fuite, telles les armées de la Nuit devant les traits d’Apollon. Sur la masse en train de piétiner et de se débattre, l’agent déversait sa lumière sans pitié, sans interruption. Pris dans le courant, Helberson et Harper furent balayés hors de la chambre et cascadèrent du haut en bas de l’escalier jusque dans la rue.
— Bon Dieu, docteur ! Je vous avais bien dit que Jarette le tuerait ! s’exclama Harper dès qu’ils se furent dégagés de la foule.
— En effet, répliqua l’autre sans manifester la moindre émotion.
Ils continuèrent à marcher en silence. Sur le ciel grisâtre du levant, les demeures de nos tribus des collines découpaient leur silhouette. La charrette familière du laitier roulait déjà dans les rues ; les commis du boulanger apparaîtraient bientôt sur la scène ; le porteur de journaux parcourait le pays.
— J’ai idée, jeune homme, dit Helberson, que vous et moi avons récemment trop respiré l’air du matin. Il est malsain : nous avons besoin d’un changement. Que diriez-vous d’un voyage en Europe ?
— Quand ?
— Je ne suis pas exigeant. Je pense qu’il sera assez tôt à quatre heures de l’après-midi.
— Je vous retrouverai au bateau, dit Harper.
5
Sept ans plus tard ces deux hommes étaient assis sur un banc de Madison Square, à New York, et conversaient familièrement. Un autre homme qui les observait depuis un moment sans être vu lui-même, s’approcha d’eux, souleva courtoisement son chapeau, laissant voir ainsi des cheveux blancs comme neige et déclara :
— Je vous prie de m’excuser, messieurs, mais lorsqu’on a tué un homme en ressuscitant, il vaut mieux changer de vêtements avec lui, et, à la première occasion, décamper pour être libre.
Helberson et Harper échangèrent des regards significatifs. Ils avaient l’air amusé. Ensuite Helberson regarda aimablement l’étranger dans les yeux et répondit :
— Telle a toujours été ma méthode. Je suis entièrement d’accord avec vous en ce qui concerne ses avan…
Il s’arrêta net et devint pâle comme un mort. Il regarda son interlocuteur d’un air stupide, bouche bée. On pouvait le voir trembler.
— Ah ! dit l’inconnu, je vois que vous êtes souffrant, docteur. Si vous ne pouvez vous soigner vous-même, je suis sûr que le docteur Harper fera quelque chose pour vous.
— Qui diable êtes-vous ? demanda Harper brutalement.
L’inconnu vint plus près, et, se penchant vers eux, il murmura :
— Je m’appelle quelquefois Jarette, mais je ne vois pas d’inconvénient à vous dire, en souvenir de notre vieille amitié, que je suis le docteur William Mancher.
Les deux hommes se levèrent d’un bond.
— Mancher ! s’écrièrent-ils d’une même voix.
Puis, Helberson ajouta :
— Mon Dieu, c’est vrai !
— Oui, dit l’inconnu avec un vague sourire, c’est bien vrai, sans aucun doute.
Il hésita et parut essayer de se rappeler quelque chose, puis il se mit à fredonner un air populaire. Il semblait avoir oublié leur présence.
— Dites donc, Mancher, dit le plus âgé des deux, apprenez-nous donc ce qui est arrivé cette nuit-là… à Jarette, vous comprenez ?
— Ah ! oui, Jarette, dit l’autre. C’est bizarre que j’aie négligé de vous le raconter : je le raconte si souvent ! Voyez-vous, je savais, pour l’avoir surpris à parler tout haut, qu’il avait rudement peur. Aussi n’ai-je pu résister à la tentation de me payer sa tête en ressuscitant ; non, je n’ai vraiment pas pu. Ça a très bien marché, mais, bien sûr, je n’aurais pas cru qu’il prendrait la chose tellement au sérieux ; sincèrement, je ne l’aurais pas cru. Et après… Ç’a été un sacré boulot de changer de place avec lui… et puis, que le diable vous emporte !… vous ne m’avez pas tiré de là !
Rien ne pouvait surpasser la férocité du ton sur lequel les derniers mots furent prononcés.
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