Les deux hommes reculèrent de crainte.
— Nous ? mais… mais… balbutia Helberson qui perdait complètement son sang-froid, nous n’avions rien à voir dans cette affaire.
— N’ai-je point dit que vous étiez le docteur Hellbom et le docteur Sharper ? demanda le fou en riant.
— Je m’appelle Helberson, et ce monsieur est M. Harper, répliqua Helberson, rassuré. Mais nous ne sommes plus médecins, maintenant ; nous sommes… voyons, que diable ! mon vieux, nous sommes des joueurs professionnels.
Et c’était la vérité.
— Très bon métier, très bon en vérité ; et, à propos, j’espère que Sharper que voici a réparti l’argent de Jarette comme un honnête détenteur d’enjeu qu’il est. Un bon métier, un métier honorable, répéta-t-il pensivement, en s’éloignant d’un air dégagé ; mais je m’en tiens à mon ancienne profession. Je suis médecin-chef de l’asile de Bloomingdale ; il est de mon devoir de guérir le directeur.
L’homme et le serpent
1
« Et il est récit véridique, et par tant de garants attesté qu’ores n’est plus parmi hommes sages et savants nul qui y contredise que l’œil du serpent a une vertu magnétique laquelle quiconque tombe ès suasion d’icelle va de l’avant maugré son vouloir et périt misérablement par la morsure de l’animal. »
Étendu commodément sur un sofa, en robe de chambre et en pantoufles, Harker Brayton sourit en lisant la phrase précédente dans les Merveilles de la Science de Morryster.
— La seule merveille dans l’histoire, pensa-t-il, c’est que les sages et les savants de l’époque de Morryster aient cru cette sottise que rejettent aujourd’hui la plupart des gens, même ignorants.
Toute une série de réflexions s’ensuivit, car Brayton était un homme méditatif ; et, inconsciemment, il posa son livre sans changer la direction de son regard. Dès que le volume fut au-dessous de son champ visuel, quelque chose dans un coin obscur de la pièce ramena son attention à ce qui l’entourait : sous son lit, dans la pénombre, il y avait deux points lumineux à un pouce de distance l’un de l’autre. Ce pouvait être la clarté de la lampe à gaz au-dessous de lui, reflétée sur des têtes de clous ; il n’y pensa pas davantage et se remit à lire.
Un instant plus tard, une impulsion qu’il ne lui vint pas à l’esprit d’analyser le poussa de nouveau à poser son livre pour chercher du regard ce qu’il venait de voir. Les points lumineux se trouvaient toujours là. Leur éclat semblait s’être accru ; ils brillaient d’un feu verdâtre qu’il n’avait pas remarqué la première fois. Il lui parut aussi qu’ils avaient légèrement bougé, qu’ils étaient plus près. Cependant ils demeuraient encore trop plongés dans l’ombre pour qu’une attention indolente pût en déceler la nature et l’origine. Brayton reprit sa lecture.
Soudain, un passage du texte lui suggéra une idée qui le fit tressaillir. Il posa le livre pour la troisième fois sur le bord du sofa, d’où, échappant de sa main, il tomba tout ouvert sur le plancher, le dos vers le haut. Brayton, à demi soulevé, regardait fixement, intensément, la flaque d’ombre sous le lit, où les points lumineux brillaient, lui semblait-il, d’un feu accru. Son attention était à présent pleinement éveillée, son regard avide et impérieux. Juste sous le repose-pieds du lit, il discerna les anneaux d’un gros serpent : les points lumineux étaient ses yeux ! Son horrible tête plate, dardée en avant à partir de l’anneau le plus bas et reposant sur l’anneau le plus haut, était dirigée droit vers lui ; la netteté des contours de la mâchoire large et brutale, du front stupide, permettait de déterminer la direction de son regard mauvais. Les yeux n’étaient plus de simples points lumineux : ils regardaient droit dans les siens, d’une façon significative, avec une expression maligne.
2
Un serpent dans une chambre à coucher d’un des beaux immeubles d’une ville moderne n’est pas, fort heureusement, un phénomène assez courant pour rendre une explication entièrement superflue. Harker Brayton, célibataire de trente-cinq ans, était un savant et un oisif, rompu aux exercices physiques, riche, populaire et en parfaite santé ; il venait d’arriver à San Francisco après avoir parcouru toutes sortes de pays lointains et mal connus. Ses goûts, toujours un peu luxueux, étaient devenus beaucoup plus exubérants à la suite de longues privations ; les ressources de l’Hôtel du Château lui-même ne suffisant pas à les satisfaire, il avait accepté avec plaisir l’hospitalité de son ami, le docteur Druring. La maison de ce savant éminent, vaste demeure à l’ancienne mode située dans ce qui était maintenant un quartier obscur de la ville, présentait à l’extérieur un aspect d’orgueilleuse réserve. Elle refusait très clairement d’entretenir le moindre rapport avec les éléments voisins de son entourage transformé, et semblait avoir contracté certaines des habitudes excentriques engendrées par l’isolement. L’une de ces excentricités était une “aile” outrageusement déplacée du point de vue architectural, et non moins rebelle par les fins qu’elle servait, car elle était à la fois laboratoire, ménagerie et musée. Là, le docteur satisfaisait le côté scientifique de sa nature en étudiant les spécimens de vie animale capables de retenir son intérêt et de satisfaire son goût qui, nous devons l’avouer, se portait vers les formes les plus basses. Pour qu’un spécimen des espèces supérieures se recommandât par son insinuante agilité à ses sens délicats, il lui fallait à tout le moins conserver certaines caractéristiques rudimentaires susceptibles de l’apparenter à ces “dragons originels” que sont les crapauds et les serpents. Les sympathies scientifiques de Druring allaient nettement aux reptiles ; il aimait “le commun” de la Nature et se donnait le titre de Zola de la zoologie. Sa femme et ses filles, n’ayant pas l’avantage de partager sa curiosité éclairée à l’égard des us et coutumes de nos frères inférieurs nés sous une mauvaise étoile, se voyaient exclues, avec une austérité bien inutile, de ce qu’il appelait “La Serpenterie”, et condamnées à n’avoir d’autre compagnie que celle de leurs semblables. Cependant, pour adoucir les rigueurs de leur sort, il leur avait permis, grâce à sa grande fortune, de l’emporter sur les reptiles par la magnificence de leur milieu et de briller d’une splendeur supérieure.
Du point de vue de l’architecture et de “l’ameublement”, “La Serpenterie” était d’une simplicité sévère en harmonie avec l’humble condition de ses occupants. En vérité, il eût été dangereux d’accorder à beaucoup d’entre eux la liberté nécessaire à la pleine jouissance du luxe, car ils avaient la gênante particularité d’être vivants. Néanmoins, dans leurs appartements privés, on leur laissait toute la liberté personnelle compatible avec la nécessité de les protéger contre leur funeste habitude de s’entre-dévorer ; et, comme on en avait averti Brayton avec prévenance, ce n’était pas une simple tradition qui voulait qu’on en eût trouvé certains, à diverses reprises, dans des parties de la maison où ils auraient été bien embarrassés d’expliquer leur présence. Malgré “La Serpenterie” et les sinistres associations d’idées qu’elle provoquait (auxquelles, à vrai dire, il ne prêtait guère attention), Brayton trouvait son séjour chez le docteur Druring tout à fait à son goût.
3
À part un violent choc de surprise et un frémissement de simple répulsion, M. Brayton ne fut pas très ému. Il songea tout d’abord à sonner un domestique ; mais, quoique le cordon de la sonnette pendît à sa portée, il ne fit aucun mouvement pour l’atteindre : il lui était venu à l’esprit que ce geste pouvait l’exposer à être soupçonné d’avoir peur, alors qu’il n’éprouvait pas la moindre crainte.
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