Son mari lui releva la tête, révélant un visage d’une pâleur spectrale, à l’exception de la longue cicatrice bien connue de tous ses amis, que nul artifice n’avait jamais pu cacher, et qui barrait à présent la pâleur de ses traits comme une malédiction visible.

Mary Matthews Porfer avait la malchance d’être morte.

Le troisième orteil
du pied droit

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Tout le monde sait que la vieille maison de Manton est hantée. Dans tout le district rural avoisinant, et jusque dans la ville de Marshall, à un mile de distance, aucun esprit impartial n’a le moindre doute à ce sujet ; seuls restent incrédules ces entêtés qui seront traités de “piqués” dès que ce terme utile aura pénétré dans le domaine intellectuel du Progrès de Marshall. Deux choses prouvent la présence de fantômes en ce lieu : l’attestation de témoins oculaires désintéressés, et la maison elle-même. On peut négliger la première preuve, la déclarer non recevable en se basant sur l’une quelconque des diverses objections que les esprits ingénieux peuvent mettre en avant ; mais des faits que tout le monde peut observer sont fondamentaux et ont une valeur de contrôle.

En premier lieu, la maison de Manton, n’étant plus occupée par les mortels depuis plus de dix ans, tombe lentement en ruine avec ses dépendances, détail que les gens sensés ne peuvent guère se hasarder à feindre d’ignorer. Elle se trouve un peu à l’écart de la partie la plus déserte de la route de Marshall à Harriston, sur un terrain découvert qui fut jadis une ferme, encore enlaidi par des fragments de clôtures pourrissantes, dont le sol pierreux et stérile envahi par les ronces ne connaît plus la charrue depuis longtemps. La maison elle-même est en assez bon état, quoiqu’elle soit tachée par les intempéries et qu’elle ait terriblement besoin des soins du vitrier (la jeune population mâle du pays ayant manifesté selon la coutume de son espèce sa désapprobation des demeures inhabitées). C’est une bâtisse à deux étages, presque carrée, à la façade percée d’une seule porte flanquée de chaque côté par une fenêtre fermée de planches jusqu’en haut. Au-dessus, les deux fenêtres correspondantes, n’étant pas protégées, laissent pénétrer la lumière et la pluie dans les chambres de l’étage supérieur. Le gazon et les mauvaises herbes poussent dru un peu partout ; de rares arbres, quelque peu malmenés par le vent et tous penchés dans la même direction, semblent faire un effort concerté pour fuir. Bref, comme l’a expliqué l’humoriste de Marshall dans les colonnes du Progrès : « Si l’on fait état de l’état des lieux, il y a lieu de penser que la maison de Manton ne peut qu’être hantée. » Le fait que, dans cette demeure, M. Manton ait jugé expédient de se lever une nuit, quelque dix ans auparavant, et de couper la gorge de sa femme et de ses deux petits enfants, pour s’éloigner ensuite sans plus attendre vers une autre partie du pays, a sans doute contribué à signaler à l’attention publique combien cet endroit était propice à des phénomènes surnaturels.

C’est là qu’arrivèrent, par un soir d’été, quatre hommes dans une charrette. Trois d’entre eux descendirent vivement, et le conducteur du véhicule attacha l’attelage à un pieu solitaire – tout ce qui subsistait d’une ancienne palissade. Le quatrième resta assis dans la charrette.

— Allons, c’est ici, dit l’un de ses compagnons en s’approchant de lui, tandis que les autres s’éloignaient vers la demeure.

L’homme auquel on adressait ces mots était d’une pâleur mortelle et tremblait visiblement.

— Bon Dieu ! fit-il d’une voix rauque, c’est une mauvaise plaisanterie, et j’ai l’impression que vous n’y êtes pas étranger.

— Peut-être, répliqua l’autre d’un ton méprisant en le regardant droit dans les yeux. Permettez-moi cependant de vous rappeler que vous avez laissé, de plein gré, le choix du terrain à votre adversaire. Naturellement, si vous avez peur des revenants…

— Je n’ai peur de rien, interrompit l’homme en poussant un autre juron et en sautant à terre.

Ils rejoignirent alors les autres devant la porte que l’un d’eux avait déjà ouverte non sans peine, car la serrure et les gonds étaient rouillés. Tous entrèrent dans le couloir. Il était plongé dans les ténèbres, mais l’homme qui avait ouvert tira de sa poche une bougie et des allumettes, et donna de la lumière ; puis, il ouvrit une porte à droite. Ils pénétrèrent alors dans une grande pièce carrée que la bougie éclairait faiblement. Le plancher était couvert d’une épaisse couche de poussière qui étouffait presque le bruit de leurs pas. Des toiles d’araignées ornaient les angles des murs et pendaient au plafond comme des lambeaux de dentelles pourries, ondulant dans l’air que les hommes déplaçaient. Dans deux murs contigus se trouvaient deux fenêtres, mais on n’en pouvait rien distinguer que la rugueuse surface intérieure des planches clouées à quelques pouces du verre. Il n’y avait ni foyer ni meubles. En dehors des toiles d’araignées et de la poussière, les quatre hommes étaient les seuls objets qui ne fissent pas partie de l’architecture. Ils paraissaient vraiment très étranges à la lumière jaune de la bougie.

Celui qui était descendu de la charrette avec tant de répugnance semblait particulièrement “spectaculaire” ; on aurait même pu lui décerner l’épithète de “sensationnel”. D’âge mûr, lourdement bâti, il avait une poitrine profonde et de larges épaules. À regarder sa silhouette, on comprenait qu’il possédait la force d’un géant ; à regarder son visage, on comprenait qu’il devait s’en servir à l’occasion comme un géant. Il était rasé de près, et avait des cheveux gris coupés court. Au-dessus des yeux, son front bas était couturé de rides horizontales qui devenaient verticales au-dessus du nez. Ses épais sourcils noirs suivaient la même loi : en effet, ils se seraient rejoints s’ils ne s’étaient dirigés vers le haut à l’endroit qui, autrement, eût été leur point de contact. Profondément enfoncés sous les sourcils, on voyait briller, à la lumière douteuse, deux yeux de couleur incertaine, mais manifestement trop petits. Leur expression avait quelque chose de repoussant que n’amélioraient pas la bouche cruelle et la large mâchoire.