Le nez pouvait passer, en tant que nez : on n’attend pas grand-chose d’un nez. Tout ce qu’il y avait de sinistre dans le visage de cet homme semblait accentué par une pâleur qui n’était pas naturelle : on eût dit qu’il n’avait pas une goutte de sang.

Ses trois compagnons présentaient un aspect assez banal : c’étaient de ces gens qu’on rencontre et qu’on oublie. Tous paraissaient plus jeunes que l’homme que nous avons décrit : entre ce dernier et le plus âgé des autres, qui se tenait à l’écart, il n’y avait manifestement pas de sympathie, car ils évitaient de se regarder.

— Messieurs, dit celui qui tenait la bougie et les clés, je crois que tout est bien. Êtes-vous prêt, monsieur Rosser ?

L’homme à l’écart du groupe s’inclina en souriant.

— Et vous, monsieur Grossmith ?

L’homme lourdement bâti s’inclina d’un air renfrogné.

— Veuillez enlever vos vêtements de dessus.

Ils eurent tôt fait d’ôter leur chapeau, leur veste, leur gilet et leur cravate, et de les jeter par la porte dans le couloir. Alors celui qui tenait la bougie fit un signe de tête, et celui qui avait pressé M. Grossmith de descendre de la charrette sortit de la poche de son pardessus deux longs couteaux-poignards d’aspect meurtrier, qu’il tira de leur gaine en disant :

— Ils sont exactement pareils.

Puis il tendit une arme à chacun des deux principaux intéressés ; car, à présent, le spectateur le plus borné aurait compris la nature de cette rencontre : ce devait être un duel à mort.

Chaque combattant prit un couteau, l’examina minutieusement près de la bougie, essaya la force de la lame et de la poignée sur un genou levé. Ils furent ensuite fouillés successivement, chacun par le second de l’autre.

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, monsieur Grossmith, dit l’homme qui tenait la bougie, vous vous placerez dans ce coin-là.

Il montrait l’angle de la pièce le plus éloigné de la porte. Grossmith s’y rendit, et son second prit congé de lui en lui donnant une poignée de main totalement dépourvue de cordialité. M. Rosser se posta dans l’angle le plus proche de la porte, et, après un conciliabule à voix basse, son second le quitta pour rejoindre l’autre dans le couloir. À ce moment, la bougie s’éteignit brusquement, laissant la pièce plongée dans une obscurité profonde. Ceci pouvait être le résultat d’un courant d’air venu par la porte ouverte. Quelle que fût la cause, l’effet fut terrifiant !

— Messieurs, dit une voix dont le timbre semblait étrangement peu familier maintenant qu’une circonstance nouvelle affectait le témoignage des sens, messieurs, vous ne bougerez pas jusqu’à ce que vous entendiez la porte d’entrée se fermer.

Il y eut ensuite un bruit de pas pressés, puis la porte de la chambre fut violemment fermée ; enfin, la porte d’entrée claqua avec un choc qui ébranla toute la maison.

 

Quelques minutes plus tard, un garçon de ferme attardé rencontra une charrette roulant à furieuse allure vers la ville de Marshall. Il déclara que, derrière les deux silhouettes assises sur le siège de devant, se dressait une troisième forme humaine, les mains appuyées sur les épaules courbées des autres qui semblaient s’efforcer vainement d’échapper à son étreinte. Ce troisième personnage différait des deux premiers en ce qu’il était vêtu de blanc. Il avait sans aucun doute sauté dans la charrette au moment où elle passait devant la maison hantée. Comme le jeune gars pouvait se vanter de posséder une expérience considérable en ce qui concernait le surnaturel des environs, on accorda à sa parole l’importance justement due au témoignage d’un expert. En fin de compte, l’histoire parut dans Le Progrès, avec quelques ornements littéraires et, en conclusion, un avis informant les intéressés que les colonnes du journal leur étaient ouvertes pour donner leur version de l’aventure de la nuit. Mais nul ne fit valoir ses droits à ce privilège.

2

Les événements qui aboutirent à ce “duel dans le noir” étaient assez simples. Un soir, trois jeunes gens de Marshall étaient assis dans un coin tranquille du porche de l’hôtel de ville, en train de fumer et de discuter tels sujets de nature à intéresser trois jeunes gens bien élevés d’un village du Sud. Ils se nommaient King, Sancher et Rosser. Un quatrième personnage se trouvait assis à peu de distance, assez près pour entendre facilement, mais sans prendre part à la conversation. Les autres ne le connaissaient pas. Tout ce qu’ils savaient de lui c’est que, à son arrivée par la diligence au cours de l’après-midi, il s’était inscrit sur le registre de l’hôtel sous le nom de Robert Grossmith. On ne l’avait vu parler à personne, sauf à l’employé de l’hôtel. En vérité, il semblait se complaire singulièrement à sa propre compagnie, ou, pour employer les termes des rédacteurs du Progrès, « s’adonner grossièrement aux mauvaises fréquentations ». Il faut dire, pour rendre justice à cet inconnu, que les rédacteurs eux-mêmes avaient des tendances trop sociables pour juger avec impartialité un homme de tempérament différent, et que, par-dessus le marché, ils venaient d’essuyer une légère rebuffade dans leur tentative d’obtenir une “interview”.

— Je déteste toute sorte de difformité chez une femme, disait King, qu’elle soit naturelle ou acquise. J’ai pour théorie qu’un défaut physique, quel qu’il soit, a son défaut mental et moral correspondant.

— Je conclus donc, déclara Rosser gravement, que pour une dame qui n’aurait pas l’avantage de posséder un nez, s’efforcer de devenir Mme King serait une entreprise ardue.

— Bien sûr, vous pouvez présenter la chose sous ce jour ; mais, sérieusement, j’ai autrefois renoncé à une jeune fille absolument charmante, après avoir appris, tout à fait par hasard, qu’elle avait subi l’amputation d’un orteil. Ma conduite peut vous paraître brutale ; mais, si je l’avais épousée, j’aurais été très malheureux et je l’aurais rendue très malheureuse.

— Tandis que, dit Sancher, avec un léger rire, en épousant un galant homme de vues plus larges, elle s’est tirée d’affaire avec la gorge tranchée.

— Ah, vous savez à qui je fais allusion ! Oui, elle a épousé Manton, mais j’ignore tout de sa largeur d’esprit ; je me demande s’il ne lui a pas coupé la gorge simplement parce qu’il s’était aperçu qu’il lui manquait cette chose si précieuse chez une femme : le troisième orteil du pied droit.

— Regardez donc ce type ! dit Sancher à voix basse, les yeux fixés sur l’inconnu.

Ce personnage écoutait manifestement la conversation avec une attention extrême.

— Il est facile de s’en défaire, répliqua Rosser en se levant. Monsieur, poursuivit-il en s’adressant à l’étranger, je crois qu’il vaudrait mieux que vous transportiez votre chaise à l’autre bout de la véranda. De toute évidence, vous n’avez pas l’habitude de fréquenter des gens bien élevés.

L’homme se dressa d’un bond et s’avança à grands pas, les poings serrés, le visage blême de rage. Tous étaient maintenant debout.