Sancher s’interposa entre les belligérants.

— Vous êtes bien vif et bien injuste, dit-il à Rosser ; monsieur n’a rien fait qui mérite un pareil langage.

Mais Rosser refusa de retirer ses paroles.

D’après la coutume du pays et de l’époque, il ne pouvait y avoir qu’une issue à cette querelle.

— J’exige la réparation due à un galant homme, déclara l’inconnu qui avait retrouvé un peu de calme. Je ne connais personne dans cette région. Peut-être, monsieur, (et il s’inclina devant Sancher), aurez-vous la bonté de me servir de second dans cette affaire.

Sancher accepta, non sans répugnance, il faut bien le dire, car l’aspect et les manières de cet homme ne lui plaisaient pas du tout. King qui, pendant la conversation, n’avait guère détourné les yeux du visage de l’inconnu sans souffler mot, consentit d’un signe de tête à servir de témoin à Rosser ; en conclusion, après que les clients se furent retirés, on arrangea une rencontre pour le lendemain soir. La nature des dispositions prises a déjà été exposée. Le duel au couteau dans une pièce noire était autrefois un trait de la vie du Sud-ouest plus commun qu’il ne le sera sans doute jamais plus. Combien mince était le vernis de « chevalerie » sur la brutalité foncière du code qui rendait de telles rencontres possibles, c’est ce que nous allons voir.

3

Dans le flamboiement d’un midi de la Saint-Jean, la vieille maison de Manton ne semblait guère conforme à ses traditions. Elle était de ce monde, matérielle. Le soleil la caressait tendrement de sa chaude lumière, sans avoir, de toute évidence, la moindre idée de sa mauvaise réputation. Le gazon qui verdissait la vaste étendue de terrain devant la façade semblait croître, non pas avec une surabondance mauvaise, mais avec une exubérance joyeuse, et les mauvaises herbes fleurissaient exactement comme des plantes. Pleins de charmants contrastes d’ombre et de lumière, peuplés d’oiseaux à la voix mélodieuse, les arbres négligés ne s’efforçaient plus de fuir, mais se courbaient révérencieusement sous leur fardeau de soleil et de chants. Même les fenêtres du haut avaient une expression de paix et de contentement, due à la lumière venue de l’intérieur. Sur les champs caillouteux on voyait la chaleur danser dans un frémissement allègre incompatible avec cette solennité qui est un des attributs du surnaturel.

Telle apparaissait la maison au shérif Adams et à deux autres hommes venus de Marshall pour la visiter. L’un de ces hommes était M. King, shérif adjoint ; l’autre, nommé Brewer, était le frère de la défunte Mme Manton. D’après une bienfaisante loi de l’État ayant trait à un lieu abandonné depuis un certain temps par un propriétaire dont on ne peut déterminer la résidence, le shérif était le gardien légal de la ferme Manton et de ses dépendances. Il la visitait ce jour-là simplement pour se conformer, par manière d’acquit, à un arrêté du tribunal devant lequel M. Brewer se trouvait en instance pour obtenir possession du domaine en tant qu’héritier de feu sa sœur. Par pure coïncidence, cette visite s’effectuait le lendemain de la nuit où le shérif-adjoint King avait ouvert la porte dans un but totalement différent. Pour l’instant, il n’était pas là de son plein gré : ayant reçu l’ordre d’accompagner son supérieur, il n’avait pu penser à rien de plus prudent que d’obéir avec une feinte alacrité. De toute façon, il avait eu l’intention de venir, mais en une autre compagnie.

Ayant ouvert la porte d’entrée qui, à sa surprise, n’était pas fermée à clef, le shérif fut stupéfait de voir, sur le plancher du couloir où elle donnait accès, un tas confus de vêtements d’homme. Son examen révéla qu’il contenait deux chapeaux et autant de vestons, de gilets et de cravates, tous en très bon état quoique un peu souillés par la poussière où ils gisaient. M. Brewer fut étonné, lui aussi, mais l’histoire ne mentionne pas la moindre émotion de la part de M. King.

Le shérif, qui prenait maintenant un nouvel et très vif intérêt à ses propres actions, ouvrit le loquet d’une porte sur la droite et la poussa ; les trois hommes entrèrent. La pièce semblait vide, mais il n’en était rien ; quand leurs yeux se furent accoutumés à la lumière plus faible, ils distinguèrent une forme dans le coin le plus éloigné. C’était la silhouette d’un homme tapi contre le mur. Quelque chose dans cette attitude fit s’immobiliser les arrivants alors qu’ils avaient à peine franchi le seuil. La silhouette devint de plus en plus nette. L’homme avait un genou en terre ; le dos s’appuyait dans l’angle du mur, les épaules relevées jusqu’au niveau des oreilles ; les mains étaient placées devant le visage, la paume tournée en dehors, les doigts étalés et crochus comme des serres ; sur le cou rentré dans les épaules, le visage blême tourné vers le haut exprimait une indicible épouvante, avec sa bouche entrouverte, ses yeux incroyablement dilatés. Il était raide mort, mort de terreur ! Pourtant, à l’exception d’un couteau, manifestement tombé de sa main, il n’y avait aucun autre objet dans la pièce.

Sur l’épaisse poussière qui couvrait le plancher, on voyait des empreintes de pas brouillées près de la porte et le long du mur dans lequel elle s’ouvrait. Le long d’un des murs contigus, au-dessous des fenêtres condamnées, il y avait aussi la trace que l’homme avait laissée en rejoignant son coin. D’instinct, les trois compagnons la suivirent pour s’approcher du corps. Le shérif saisit l’un des bras étendus ; il était d’une rigidité de fer, et, en forçant doucement, le représentant de la loi fit osciller le corps tout entier sans que changeât la position des membres.