Brewer, pâle de terreur, regardait avec attention le visage convulsé.

— Dieu de miséricorde ! s’écria-t-il soudain, c’est Manton !

— Vous avez raison, dit King qui essayait manifestement de rester calme. J’ai connu Manton autrefois. Il portait alors toute sa barbe et les cheveux longs, mais c’est bien lui.

Il aurait pu ajouter : « Je l’ai reconnu lorsqu’il a défié Rosser. J’ai révélé son identité à Rosser et à Sancher avant que nous ne lui jouions cette horrible farce. Quand Rosser quitta cette pièce obscure sur nos talons, si ému qu’il en oublia ses vêtements et partit avec nous en manches de chemise, oui, pendant que nous agissions de façon si peu honorable, nous savions bien que nous avions affaire à ce lâche assassin ! »

Mais de tout ceci M. King ne souffla mot. À l’aide de ses connaissances plus étendues, il essayait de pénétrer le mystère de cette mort. Que Manton n’eût pas bougé une seule fois du coin où on l’avait placé ; qu’il ne fût ni en posture d’attaque ni en posture de défense ; qu’il eût laissé tomber son arme ; qu’il fût, de toute évidence, purement et simplement mort de peur à la vue de quelque chose : c’était là un ensemble de faits que l’intelligence troublée de M. King ne pouvait exactement saisir.

Tandis qu’il tâtonnait au milieu de ténèbres mentales, à la recherche d’un fil conducteur dans ce labyrinthe d’incertitude, son regard, dirigé machinalement vers le sol, à l’ordinaire de ceux qui méditent un important problème, tomba sur une chose qui, là, en pleine lumière, en présence de compagnons vivants, le frappa d’une invincible terreur. Dans la poussière des années amoncelée sur le plancher, partant de la porte par où ils étaient entrés et traversant la pièce jusqu’à un mètre du cadavre de Manton, il y avait trois lignes parallèles d’empreintes légères mais très nettes de pieds nus : à droite et à gauche, des pieds de petits enfants ; au milieu, ceux d’une femme. Ces traces ne repartaient pas de l’endroit où elles se terminaient : toutes étaient dirigées dans la même direction. Horriblement pâle, Brewer, qui les avait remarquées au même moment, se penchait en avant dans une attitude suprêmement attentive.

— Regardez ça ! cria-t-il enfin, montrant des deux mains l’empreinte la plus proche du pied droit de la femme, là où elle semblait s’être arrêtée un moment. Il manque le troisième orteil : c’était Gertrude !

Gertrude était la défunte Mme Manton, sœur de M. Brewer.

L’inconnu

Un homme sortit des ténèbres, pénétra dans le petit cercle de lumière autour de notre feu de camp déclinant, et s’assit sur un rocher.

— Vous n’êtes pas les premiers à explorer cette région, déclara-t-il d’un ton grave.

Nul d’entre nous ne songea à le contredire : il était la preuve vivante de la vérité qu’il venait d’énoncer, car il n’appartenait pas à notre groupe et avait dû se trouver dans les parages au moment où nous avions installé notre camp. De plus, il avait certainement des compagnons à peu de distance : ce n’était pas un lieu où l’on pût vivre ou voyager seul. Depuis plus d’une semaine, nous n’avions vu, outre nous-mêmes et nos animaux, d’autres êtres vivants que des serpents à sonnette et des lézards. Dans un désert de l’Arizona, personne ne saurait coexister longtemps avec ces seules créatures. Il faut avoir des animaux de bât, des provisions, des armes : bref, un “équipement”. Et tout ceci implique des camarades.

Peut-être en raison des doutes qu’ils nourrissaient sur le genre d’hommes que cet inconnu désinvolte pouvait avoir pour compagnons, ou peut-être parce qu’ils avaient interprété comme un défi le ton de ses paroles, les six “gentilshommes d’aventure” dont se composait notre groupe se dressèrent sur leur séant et mirent la main sur une arme : geste qui, à cette époque et dans ce lieu, révélait une politique d’attente. L’inconnu n’y prêta pas la moindre attention et se remit à parler de la même voix lente, monocorde, sans inflexions, avec laquelle il avait prononcé sa première phrase.

— Il y a de cela trente ans, Ramon Gallegos, William Shaw, George W. Kent et Perry Davis, tous venant de Tucson, franchirent les montagnes de Santa Catalina, et poursuivirent leur route en direction de l’Ouest, dans la mesure où la configuration du pays le leur permettait. Nous étions à la recherche de gisements aurifères, et nous avions l’intention, si nous ne trouvions rien, de gagner la rivière Gila, près de la Grande Courbe, en un lieu où devait se trouver une colonie de chercheurs d’or. Nous avions un bon équipement, mais pas de guide : personne d’autre que Ramon Gallegos, William Shaw, George W. Kent et Berry Davis.

L’homme répéta ces noms d’une voix lente et distincte, comme pour les graver dans la mémoire de ses auditeurs. Ceux-ci l’observaient avec attention, mais ils redoutaient beaucoup moins à présent qu’il pût avoir des compagnons cachés dans les ténèbres qui nous entouraient telle une noire muraille. En effet, l’attitude de ce chroniqueur volontaire ne suggérait aucune intention hostile. Il se conduisait en fou inoffensif et non en ennemi. Nous parcourions le pays depuis assez longtemps pour savoir que la vie solitaire de plusieurs habitants des plaines tend à créer des excentricités de comportement et d’humeur parfois difficiles à distinguer de l’aberration mentale pure et simple. Un homme est pareil à un arbre : dans une forêt de ses semblables, il poussera aussi droit que le lui permet sa nature générique et individuelle ; seul en terrain découvert, il cède aux forces déformantes qui l’environnent. Telles étaient les pensées que je nourrissais tout en observant l’inconnu sous l’écran d’ombre de mon chapeau rabattu sur mes yeux pour les protéger de l’éclat des flammes. Un pauvre diable qui avait perdu l’esprit, sans aucun doute : mais que pouvait-il bien faire là, en plein désert ?

Puisque j’ai entrepris de conter cette histoire, je voudrais bien pouvoir en décrire le héros : ce serait bien naturel, ce me semble. Malheureusement, chose assez curieuse, je me trouve incapable de le faire avec la moindre parcelle d’assurance, car, par la suite, il n’y en eut pas deux parmi nous à être d’accord sur son apparence physique et sur ses vêtements. Quant à moi, lorsque j’essaie de coucher par écrit mes propres impressions, elles se dérobent à ma mémoire.