N’importe qui peut raconter n’importe quelle histoire : la faculté de narration est un des pouvoirs essentiels de notre race. Mais l’art de décrire est un don.
Nul n’ayant rompu le silence, notre visiteur poursuivit en ces termes :
— En ce temps-là, ce pays n’était pas ce qu’il est aujourd’hui. Il n’y avait pas un seul ranch entre la Gila et le Golfe. On trouvait quelque gibier çà et là dans les montagnes, et, près des rares trous d’eau poussait assez d’herbe pour empêcher nos bêtes de mourir de faim.
» Si nous avions la chance de ne pas rencontrer d’indiens, nous pourrions nous tirer d’affaire. Mais en moins d’une semaine, le but de notre expédition avait changé : au lieu de tenter de découvrir la richesse, il nous fallait essayer de survivre. Nous étions allés trop loin pour reculer : ce qui se trouvait devant nous ne pouvait être pire que ce que nous laissions derrière nous. En conséquence, nous poursuivîmes notre route, chevauchant de nuit pour éviter les Indiens et la chaleur intolérable, et nous cachant de notre mieux pendant le jour. Parfois, ayant épuisé nos réserves de chair de gibier et vidé nos barils d’eau, nous passions des journées entières sans manger ni boire. Puis, un trou d’eau ou une petite mare au fond du lit à sec d’un arroyo nous rendaient assez de force et de raison pour tuer quelques-uns des animaux sauvages qui venaient se désaltérer comme nous. Tantôt c’était un ours, tantôt une antilope, ou encore un coyote ou un couguar – comme il plaisait à Dieu.
» Un matin, pendant que nous longions une chaîne de montagnes, en quête d’un col praticable, nous fûmes attaqués par une bande d’Apaches qui avaient suivi notre piste tout au long d’un ravin situé non loin d’ici. Sachant qu’ils étaient à dix contre un, ils renoncèrent à leurs lâches précautions habituelles et se précipitèrent sur nous au galop, dans un vacarme de hurlements et de coups de fusil. Il n’était pas question de combattre : nous fîmes remonter le ravin à nos chevaux épuisés tant qu’ils eurent la place de poser leurs sabots, puis, nous mîmes pied à terre pour nous enfoncer dans le chaparral14
qui couvrait une des pentes, abandonnant tout notre équipement à l’ennemi. Mais chacun de nous conserva son fusil, oui, chacun de nous quatre : Ramon Gallegos, William Shaw, George W. Kent et Berry Davis.
— Toujours la même bande, fit observer l’humoriste de notre groupe.
Originaire de l’Est, il ignorait les règles élémentaires du savoir-vivre ; mais un geste désapprobateur de notre chef le réduisit au silence, et l’inconnu poursuivit son récit :
— Les sauvages mirent pied à terre à leur tour, puis remontèrent en courant le ravin au-delà de l’endroit où nous l’avions quitté : ainsi, ils nous coupaient toute retraite possible dans cette direction et nous forçaient à gravir la pente sur laquelle nous nous étions réfugiés. Malheureusement, le chaparral ne s’étendait pas vers le haut. Dès que nous arrivâmes en terrain découvert, nous dûmes essuyer une douzaine de coups de feu. Mais les Apaches tirent mal lorsqu’ils sont pressés, et Dieu voulut que nul d’entre nous ne fût touché. À vingt yards de la lisière de la brousse s’élevaient des falaises verticales dans lesquelles, droit devant nous, béait une étroite ouverture. Nous nous y précipitâmes et nous nous trouvâmes dans une caverne à peu près aussi grande qu’une pièce de dimensions moyennes. Nous étions en sécurité pour un certain temps : un seul homme armé d’un fusil à répétition aurait pu défendre l’entrée contre tous les Apaches du pays. Mais contre la faim et la soif, nous ne possédions aucun moyen de défense. Si nous avions encore du courage, l’espoir n’était plus qu’un souvenir.
» Par la suite, nous ne vîmes plus un seul de ces Indiens ; mais la fumée et la lueur rougeoyante de leurs feux dans le ravin nous montraient clairement qu’ils guettaient nuit et jour, le fusil à la main, à la lisière de la brousse, et que, si nous risquions une sortie, aucun d’entre nous ne vivrait assez longtemps pour faire trois pas en terrain découvert.
» Nous tînmes bon trois jours durant, montant la garde à tour de rôle. Puis, à l’aube du quatrième jour, nos souffrances étant devenues intolérables, Ramon Gallegos prit la parole en ces termes :
— Señores, le Bon Dieu je connais pas bien, ni ce qui peut lui plaire. Sans aucune religion j’ai vécu, et celle de vous je connais pas. Excusez-moi, señores, si je vous scandalise, mais est venu pour moi le moment de fausser compagnie aux Apaches.
» S’étant agenouillé sur le sol rocheux de la caverne, il appuya son pistolet contre sa tempe en disant :
— Madré de Dios, voici venir l’âme de Ramon Gallegos.
» Et c’est ainsi qu’il nous quitta, nous autres : William Shaw, George W. Kent et Berry Davis.
» En ma qualité de chef, je me devais de prendre la parole.
— C’était un homme courageux, déclarai-je. Il a su quand et comment il fallait mourir. C’est stupide de devenir fou sous l’effet de la soif et de tomber sous les balles des Apaches, ou encore d’être écorché vif. Je trouve tout cela de fort mauvais goût. Allons rejoindre Ramon Gallegos.
— Tu as raison, dit William Shaw.
— Tu as raison, dit George W.
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